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24 mai 1882 Jeudi

Ma chère amie,

Nous sommes partis le 19 au soir de Punta del Gada. Voilà 5 jours que nous sommes à la mer,et c'est ce soir seulement que je peux commencer à écrire. Nous n'avons pas été favorisés. Dès le lendemain de notre départ le vent d'Ouest s'est levé, et a forcé tellement que nous avons été obligés de prendre la cape; Le Laclocheterie a beau être un bon marcheur contre ce vent et cette mer là il n'y avait pas à lutter. Nous avons donc fait bouchon pendant ;;; jours avec juste assez de vitesse pour nous tenir debout au vent et à la lame. Malgré celà notre pont a quelquefois été balayé, et nous avons failli perdre deux hommes enlevés par la mer. Quoique il en soit, le navire s'est admirablement comporté au milieu de ces lames dont quelques unes avaient bien 8 mètres de haut. Il était presque impossible de se tenir à table tant les roulis étaient durs, aussi à part les moments que je passais à l'hôpital pour nos malades, je restais allongé sur ma couchette. Depuis hier matin, nous avons remis en route, la mer est encore grosse mais comme elle vient droit de l'avant, nous n'avons que du tangage, ce qui ne m'empêche pas d'écrire.Nous n'avons pu filer que 6 noeuds à l'heure pendant la journée d'hier; aujourd'hui la détente s'accentue et nous filons 9 noeuds contre le vent et la mer. Ce n'est pas encore le Pérou, mais malgré cela nous espérons arriver à St-Pierre lundi dans la journée.Au moment où je vous écris vous avez dû recevoir ma lettre des Açores. Je me réjouis à l'idée qu'à mon arrivée à St Pierre je trouverai le courrier du 24 et que j'aurai une lettre de vous. Voilà que le navire se met à rouler nous venons de changer de route, et nous avons la mer un peu par le travers, il m'est très difficile de continuer ma lettre, à demain si le temps le permet.

25 mai vendredi

Le vent a beaucoup diminué, et la mer est tombée. Nous allons bientôt entrer dans le grand courant du « Gulf-Stream » que nous prenons en écharpe pour aller à St Pierre.

Le temps est à la pluie mais doux, 20° environ. La température va baisser rapidement quand nous allons accentuer notre route sur le Nord, du matin au soir, nous aurons des différences très sensibles.

Le Commandant a envie de rentrer de bonne heure, il nous disait hier qu'il ferait son possible pour partir le 24 septembre, ce qui nous ferait arriver à Lorient dans les premiers jours d'octobre, car pour revenir nous ne relâcherons pas aux Açores. Avec un peu de chance nous pourrions être à Lorient le 3 ou le 4, et de cette façon, je pourrai être à Toulon avant le 17. Vous comprenez si je suis content de voir le Commandant dans ces idées qui certainement ne se modifieront pas, car je crois que Madame Humann est pour beaucoup dans tout cela, et ce que femme veut, Dieu le veut.

8h soir . La mer est calme, les trépidations de l'hélice qui donne 75 tours à la minute me font trembler un peu. Il me vient à l'idée que vous n'avez pas les dimensions des fenêtres de notre logement. Comme elles peuvent vous être utiles, je vous les transmets:

1° chambre à coucher. Hauteur des supports 3m15

Largeur entre supports 1.45

2° 2 fenêtres au salon semblables

3° 1 fenêtre de la chambre à gauche semblable

Salle à manger. Hauteur des supports 3m20

Largeur entre supports 1m69

Chambre à coucher sur le derrière Hauteur 3m2

Largeur 1m3

Cuisine et cabinet de toilette pas nécessaire

Le salon a 4m95 de long et 3m95 de large

Puisque vous avez l'autorisation du Ministre, veuillez je vous prie m'en préciser la date dans votre prochaine lettre, j'ai oublié de la noter.

Voilà le mois de mai passé. Encore 4 mois ½, le moment s'approche, vous verrez qu'il viendra plus vite que vous ne le supposez. Si vous saviez combien mon imagination travaille quand je me reporte à la fin octobre, car j'espère bien que nous pourrons nous marier avant novembre.

En faisant publier les bans dès mon arrivée à Lorient, je crois que peu de temps après mon retour à Toulon le mariage pourra se faire. Qu'importe si quelques détails manquaient, une fois mariés nous aurons bien le temps de tout finir.

L'attente est bien pénible à présent, mais soyez sûre qu'elle serait encore plus dure si une fois à Toulon j'étais obligé d'attendre encore jusqu'au 10 ou 12 novembre. Puis, vous ne voulez pas vous marier en novembre, et il faudra bien profiter d'octobre, fusse même du dernier jour.

Samedi 26 mai. Nous voilà à 140 lieues de St Pierre. Ce soir nous sortirons du Gulf-Stream. La température commence à baisser un peu. Hier à midi nous avions 19. Aujourd'hui le thermomètre n'indique plus que 14°. Le fond de l'air est frais, et demain nous serons obligés de nous couvrir sérieusement.

Le lendemain de notre arrivée aux Açores, je suis allé visiter quelques unes des villas qui sont autour de Pineta Delyada. J'ai rarement vu une végétation aussi riche. Toutes les plantes des pays chauds et celles de nos contrées s'épanouissent là.Dans les splendides jardins que j'ai parcourus et dont je vous rapporte des photographies , le soleil et l'eau qui coulent en abondance, donnent à la flore du pays une poussée d'une vigueur exceptionnelle. Les Bananiers, les Cèdres, les Magnolias, les Yuccas, les Cycas poussent en pleine terre. Les roses, les lys, les glaïeuls, et une quantité infinie d'espèces que je ne connais pas embaument l'air. Dans tous les jardins des pièces d'eau bordées d'allées bien ombragées donnent par leurs contours gracieux un aspect des plus mouvementé et un air de fraîcheur qui me réjouit: ce sol volcanique est réellement d'une fécondité incomparable. On reconnait la lave et les scories partout. Les murs, les maisons sont construits avec les détritus laissés par les coulées de lave. Ces gens là dorment littéralement sur un volcan. Quand on réfléchit que toute cette nature si riante et si riche pourrait être bouleversée en peu de temps, comme l'ont été Chio et Cochia, on est obligé de convenir que le lien qui attache l'homme au sol qui l'a vu naître est bien puissant pour lui donner une telle insouciance et une telle tranquillité. En 1591 il y a eu ici un tremblement de terre épouvantable, et il y a encore dans la montagne des cratères qui fument.

10 heures soir. La température baisse d'heure en heure à mesure que nous remontons dans le Nord. Nous n'avons plus que 6° à présent sur le pont. Le temps est beau et clair, la mer calme, nous devons être sortis des eaux chaudes du Gulf Stream. Je vais faire calquer la carte de Terre Neuve et de la Nouvelle Ecosse pour que vous puissiez suivre l'itinéraire du "Laclocheterie"dans ces parages. C'est surtout pour les baies de Terre Neuve qu'elle vous sera utile, les Atlas ordinaires ne donnant pas grands détails sur l'île elle-même.

Le Commandant compte aller à Québec vers la fin Juin à moins de contre-ordre. Nous désirons tous voir Québec que nous ne connaissons pas, et qui sera pour nous le clou de la campagne.

Que de distractions n'est-ce-pas ? Et combien vous devez penser que je suis moins à plaindre que vous . N'allez-pas supposer toutefois que tout ce que je vais voir va me distraire de mes chères pensées, bien au contraire, j'aurai ainsi l'occasion de vous entretenir plus longuement.

27 mai dimanche. Nous commençons à approcher des bancs, demain matin de bonne heure nous serons à Saint Pierre si la brume ne vient pas nous contrarier. Les brumes sont très fréquentes ici, c'est un des ennuis de la navigation. Cette nuit nous avons été obligés de diminuer de vitesse et de faire sonner notre sirène à vapeur à cause de cette maudite brume qui nous a enveloppés pendant une heure. Aujourd'hui le temps est clair, et nous espérons bien qu'il se maintiendra ainsi jusqu'à demain. Hier soir vers 11h1/2 au moment où je vous écrivais le commandant a traversé notre carré, tout le monde excepté moi était couché, voyant de la lumière dans ma chambre, il a soulevé la portière et me voyant occupé à écrire il m'a dit "je parie que vous écrivez à votre fiancée" et jetant les yeux sur votre photographie qui était devant moi il m'a demandé la permission de la regarder. Il est allé se coucher ensuite et je suis sûr qu'il devait penser à sa femme qui l'attend lui aussi avec la plus grande impatience.

Je pense qu'au moment où cette lettre vous parviendra, vous serez au plus fort de vos occupations, et que celà n'en sera pas une petite que d'avoir à me lire. Il doit commencer à faire chaud au Luc, aujourd'hui nous n'avons que + 5° bien que le temps soit calme et que le soleil brille. Nous aurons cette température là pendant notre séjour à Saint Pierre et sur la côte de Terre-Neuve jusqu'à la fin juin, à cette époque-ci nous allons au Québec et Halifax nous la verrons remonter sensiblement. En juillet il fera presque chaud , en août et en septembre la descente commencera à se produire. Nous n'avons pas encore vu de glaces flottantes elles sont encore dans le Nord et surtout du côté de la Côte Est de Terre-Neuve où on remonte d'habitude. La banquise est rompue ici, nous n'en verrons les débris que quand nous serons dans le détroit de Belle-Ile qui sépare l'extrémité Nord de Terre-Neuve du Labrador, nous serons dans ces parages vers le mois de juillet.

 

 

St Pierre 29 mai.Nous voici à Saint Pierre depuis hier matin 6 heures. Par extraordinaire le temps est magnifique. Nous n'avons que 7 à 8° mais comme le vent ne souffle pas, c'est très supportable. Le soleil brille ce qui est rare ici. Ma journée d'hier s'est passée en visites officielles. Aujourd'hui j'ai parcouru l'île aux Chiens et les divers établissements qui s'y trouvent. C'est là que je fais mes expériences au point de vue du rapport que j'ai à remettre au Ministre à cause de la campagne. St Pierre est un rocher, la ville est ce qu'il y a de plus triste et de plus monotone au monde, des maisons en bois, pas un arbre, pas une touffe de verdure. Sur rade un mouvement énorme. C'est le rendez-vous de tous les navires qui viennent de faire la première pêche sur le grand banc. Ces navires apportent le poisson qui est embarqué sur les longs courriers qui les transportent en France aux Antilles, en Espagne en Italie.Une fois leur provision d'appâts renouvelée, les pêcheurs appareillent pour le Banc où ils font la seconde pêche qu'ils viennent de nouveau débarquer à St Pierre vers la fin juillet, la troisième pêche a lieu en août et septembre. Outre ces pêcheurs du Grand Banc, nous avons des navires qui ne viennent jamais à St Pierre et qui séjournent dans les baies de la Côte Est et Ouest de Terre-Neuve pendant toute la saison . Ce sont ces navires que nous allons protéger dans nos tournées.

Nous avons trouvé au mouillage l'Aviso le Drac qui était parti un mois avant nous , quant à la canonnière le "Crocodile" elle n'est pas encore arrivée. Nous quitterons St Pierre vers le 5 juin pour aller à la baie St Georges qui est sur la côte Ouest, de là nous irons à la baie de Port-Sunder qui est toujours sur la même côte mais plus au nord. C'est de ce point que nous partirons pour aller à Québec.

Cette lettre va vous arriver bien tard, elle ne quittera St Pierre que dimanche prochain. Nous n'avons pas encore reçu notre courrier, il arrivera probablement Dimanche 1er juin: le temps est beau et froid modéré. La saison s'annonce comme devant être très bonne. Nous partirons le 6 ou le 7 pour nous rendre à la Baie St George qui se trouve sur la côte Ouest de Terre-Neuve. Vous n'aurez qu'à jeter les yeux sur la carte pour suivre l'itinéraire de "Laclocheterie" dans les différentes baies de l'île. J'espère que celà vous distraira un peu et vous interessera, en dehors de vos heures d'occupation.

La Canonière le "Crocodile" commandée par Mr Carpentier vient d'arriver après une traversée assez pénible car c'est un tout petit navire. Voilà la division de Terre-Neuve au complet maintenant. Le temps va passer vite; voilà juin qui est commencé, dans trois mois ½ nous prendrons la route de France, que cette idée vous soutienne et vous fasse prendre courage. Quand à moi, plus je vais et plus je pense à vous, rien ne peut me détourner de votre souvenir, je suis heureux de cette douce obsession qui occupe toutes les heures de ma journée, je m'y laisse aller au bonheur comme si elle endormait pour un temps l'ennui que j'éprouve à me trouver loin de vous.

Ici à St Pierre, je quitte très peu le bord. Demain soir dimanche, j'irai dîner chez le médecin principal chef du service à terre, il est en famille. Il y a aussi un médecin de 2ème classe qui a sa femme avec lui. Ils sont nouveaux mariés et viennent d'arriver. Ceux-là sont restés fiancés 19 mois, vous voyez qu'il n'y a pas que nous, et qu'on trouve toujours quelqu'un de plus malheureux que soi. Nous n'avons pas encore reçu le courrier du 14 mars, à cause de l'avarie du paquebot anglais qui a brisé son hélice entre quecustorun et St Jean. Nous le recevrons probablement ce soir. En revanche le 9 juin à la baie St George nous aurons le courrier du 25 mai. Vous dire avec quelle impatience j'attends vos lettres, vous le devinez facilement, ce sera mon seul vrai plaisir pendant la campagne. Tout ce qui n'est pas vous m'est absolument indifférent et plus je vais plus je ressens cette impatience

Je suis obligé de terminer ma lettre car on va faire la levée, je regrette de ne pouvoir vous dire que j'ai reçu la vôtre, le courrier n'est pas encore arrivé. Madame Arden est peut-être encore au Luc, faites lui toutes mes amitiés. Présentez tous mes respects à Monsieur votre père et à madame votre mère.

A vous de tout mon coeur Maxime Randon

PC Indiquez moi je vous prie l'époque où vous serez à Toulon chez votre soeur pour que je puisse vous y adresser mes lettres. Elles vous parviendront plus vite que si elles vont d'abord au Luc pour retourner à Toulon.