Port-Sunder le 18 juin
(Halifax 23 juin)
Ma chère amie,
Nous voilà à Port Sunder . Notre traversée de Sydney ici
s'est effectuée par un très beau temps. Le thermomètre
a baissé rapidement puisque nous n'avons plus que 5°
au dessus de zéro, à Sydney nous avions 22° à 23°.
Vous voyez qu'il y a ici des changements très brusques
de température.
Le détroit de Belle-Ile dont nous ne sommes pas loin est
encore bloqué par les glaces. Le temps n'est pas beau
aujourd'hui, il pleut, le vent du Nord-Est souffle et nous
avons allumé le poèle du carré, ce qui nous donne une
température de 17 à 18°. Je me dispose à aller à la
pêche cette après-midi, car c'est un beau temps
pour la truite. Nous partirons après-demain pour
Halifax. Nous sommes venus à Port-Sunder pour
porter le courrier du "Crocodile" que nous avons
trouvé au mouillage et pour expédier un anglais qui,
contre tous les règlements, a élevé une "homarderie"
qui gêne nos pêcheurs. C'est ici la patrie
du homard, c'est par milliers qu'on les prend. On les
fait cuire séance tenante et on les met en boîte.
Le Commandant Humann a attiré l'attention de nos
armateurs sur les gisements considérables de homard
qu'on rencontre à Terre-neuve, on a pas mal armé en
France pour cette pêche cette année-ci, et il ne faut pas
que les anglais qui n'ont pas le droit de pêcher sur le
"French Shor" viennent nous ennuyer.
Cette lettre que je commence à Port-Sender je ne la
mettrai à la poste qu'à Halifax. Nous mettrons 2 jours ½
pour nous rendre dans la capitale de la
Nouvelle-Ecosse où nous allons passer 15 jours
comme je vous le dis je crois dans ma dernière lettre.
A Halifax, nous allons retrouver les températures de
Sydney et peut-être plus encore.
10H1/2 soir. J'ai passé une charmante après-midi à la
pêche aux truites. Le ruisseau qui est au fond de la
baie de Port-Sunder est un des plus jolis que je
connaisse. Après l'avoir remonté pendant 1/2h, je suis
arrivé à un petit lac situé au milieu d'une clairière,
j'avais déjà 30 truites dans mon panier mais dans l
e lac j'en ai pris 42 autres, ce qui m'a fait une très
jolie pêche.
J'étais seul au milieu de cette solitude, je n'entendais
que le bruit de l'eau et les petites cascades, de temps
en temps un merle jetait son sifflement aigü. En arrivant
au bout du ruisseau je me suis assis un moment pour
compter mes truites, mais avant de suivre les bords du
lac, je me suis souvenu que j'avais dans la poche de
gauche de mon veston un petit calepin rouge dans
lequel il y a une certaine photographie que vous
connaissez bien. Je l'ai ouvert très délicatement et j'ai
bien regardé la photographie, personne ne pouvait
me voir, je l'ai bien embrassée puis je l'ai remise à sa
place accoutumée et j'ai continué ma pêche.
Je vous prie d'excuser le décousu de mes lettres, je
vous dis tout ce qui me passe par la tête sans
beaucoup d'ordre, pensant que vous êtes très
indulgente, et qu'avec vous je peux me laisser aller
complètement.
19 juin. Nous partons demain matin à 5h1/2 pour Halifax.
Je suis allé à la pêche cette après-midi dans le même
ruisseau et j'ai pris 75 truites. Le temps qui était à la
pluie hier et ce matin est au beau à présent, toutefois
nous n'avions que 4° ce matin à 8 heures.
C'est à présent que nous voudrions avoir les bonnes
cerises du Luc, depuis que nous sommes arrivés
nous n'avons pas vu figurer beaucoup de fruits
ni de salades sur notre table, à Halifax nous
aurons peut-être des fraises et des framboises.
Dans un mois, les bois de Terre-Neuve seront pleins
de fraises car j'ai rencontré des quantités de pieds
de fraisiers en fleur. En somme comme légumes et
fruits c'est assez faible, et je donnerai bien mes 75
truites d'aujourd'hui pour une douzaine de pêches
ou d'abricots
20 juin à la mer
par le travers de la Baie de St Georges
Nous sommes partis ce matin par un temps splendide,
nous avons filé 12 noeuds à l'heure toute la journée,
car la brise qui enfle nos voiles est venue aider
notre machine.
Nous ne bougeons pas: la température commence
à remonter. Nous serons à Halifax vendredi matin,
le courrier devant arriver samedi, je n'aurai pas
longtemps à attendre avant de lire votre lettre.
Nous avons beaucoup d'amis à Halifax, c'est une
ville très hospitalière, et les 15 jours que nous allons
y passer défileront assez vite j'espère. Il y a un théâtre
où on joue, en Anglais bien entendu, la Mascotte,
les Cloches de Corneville, sans compter les opérettes
anglaises ou américaines. Bien que cette année-ci,
nous n'ayons pas à fêter le jubilé de la Reine Victoria,
je pense que nous ne manquerons pas de distractions.
22 juin. Je viens de lire votre lettre du 9 juin qui était
arrivée à Halifax plus tôt que je ne le supposais,
je pensais ne l'avoir que demain samedi. Je vois
d'après ce que vous me dites que vous avez du travail
par dessus la tête et que vos minutes sont comptées.
Dans de pareilles conditions une longue lettre me
parait difficile à faire. Mais tranquillisez vous, je me
mets parfaitement à votre place et soyez sûre
qu'une seule ligne, un seul mot de vous me feront
toujours plaisir. Je réponds à ce que vous m'écrivez
touchant les étoffes et ameublements, que je me fie
absolument à votre bon goût, les hommes sont peu
compétents en pareille matière et je puis vous dire
d'avance que tout ce que vous aurez fait sera bien
fait. Si vous attendez mon retour à Toulon, ne
pensez-vous pas que celà amène des retards et
que celà ne recule l'époque de notre mariage?
Cette idée seule me rend tout triste. Si vous y tenez
absolument, je choisirai tout à mon passage à Paris,
il serait bon alors que Dennery me montrât à ce
moment les étoffes que vous préférez pour que je
m'arrête définitivement sur une de celles qui vous
plaisent le plus. Comme celà est probable nous
rentrons de bonne heure cette année-ci je pourrai
être à Paris dans les premiers jours d'octobre, il faudra
plus d'un mois pour confectionner tout celà sans
compter le transport, nous serons en novembre.
Faudra-t'il aussi que je commande à cette époque
les rideaux, tapis? Vous me direz la Maison de
votre choix et m'enverrez les échantillons à Lorient
pour que je puisse donner les ordres définitifs.
Garnitures de cheminée, glaces, pourront être
commandées en même temps . Si pour ces articles
spéciaux vous avez des préférences, envoyez moi
les prospectus à Lorient dès que vous aurez reçu
ma dépêche d'arrivée. Si au moment où nous serons
mariés notre ameublement n'était pas encore arrivé,
nous pourrions louer pour quelques jours les
meubles les plus indispensables, je vous préviens
toutefois que c'est très coûteux, et ce sera un
double mouvement à faire. Je n'ai jamais plus senti
qu'à présent l'ennui d'être si loin dans un pareil
moment. Mon imagination galope malgré moi, je me
fais un monde de ce qui n'est probablement pas si
compliqué que je le crois, je suis soucieux et peu
porté à rire et à m'amuser. Quand on est seul
comme moi, obligé de se concentrer en soi-même
on a quelquefois de ces moments là, puis celà
passe, la gaîté revient, on se dit qu'il n'y a pas de
roses sans épines,et que "rêver" et vivre à deux
ici bas c'est être aux cieux.
Vous avez dû lire dans ma dernière lettre mes
pêches à la truite; je suis tout disposé à aller voir
si St Argens en contient autant que les ruisseaux
de Terre-Neuve , l'été prochain nous irons un peu
circuler par là.
Je vous écrirai plusieurs fois d'Halifax de façon
à ce que vous receviez trois lettres à courte distance.
Présentez tous mes respects à monsieur votre père
et à Madame votre mère.
A vous de tout mon coeur
Maxime Randon