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La frégate l'Africaine

Mes chers parents ,

Voilà 7 mois que je n'ai reçu de vos nouvelles , car vous m'avez probablement écrit aux îles Marquises - tandis que , non seulement le Gassendi a été arrêté dans la Plata , mais que même le besoin que l'on avait de chirurgien à bord de la frégate Amiral m'a fait quitter le Gassendi et passer sur l'Afficaine ainsi que je te l'annonce dans une précédente lettre . Je crois même t'avoir dit que cette frégate doit rentrer sous peu de mois et que j'espérais par conséquent avoir le bonheur de vous embrasser dans peu de temps . Mais , ayant plus mûrement réfléchi à celà , voyant que je ne suis pas encore assez solide pour passer Docteur et surtout que je suis loin d'avoir économisé l'argent nécessaire , je compte demander à rester ici un an ou deux ans , quelque pénible que soit la situation et surtout une si longue absence . Enfin , j'ai fait la sottise de faire des dettes , il faut que j'en fasse pénitence. Heureusement , j'ai fait la connaissance de deux capitaines au long cours , l'un de Sainte Maxime , l'autre de Fréjus ( Ferrier et Boeuf )qui commandent un navire de Marseille . Ils sont arrivés ici peu de temps après nous et tu n'as pas idée du plaisir que nous avons de passer de temps en temps quelques heures entre compatriotes ; car , à plus de deux mille lieues de France , nous pouvons bien nous dire compatriotes . Du reste , vous ferez leur connaissance car ils doivent partir sous peu et ils passeront par le Luc en allant chez eux ; ils iront vous donner eux même de mes nouvelles . Vous avez appris sans nul doute les affaires si glorieuses d'Obligado , où nous avons perdu tant de braves et à la suite desquelles le commandant "Trévoriert" vient d'être fait contre amiral . Aussi , je ne vous dirai là dessus qu'une chose , c'est de vous prier de remarquer qu'il n'y a pas eu un seul chirurgien blessé , ce qui doit vous rassurer sur mon compte , car les chirurgiens ne sont jamais très exposés . Ensuite , sur la "Frégate" , nous n'allons jamais à la moindre affaire , quoique je t'assure que c'est mon plus grand désir .
Nous venons de perdre encore un bien digne officier qui a été tué d'une balle au front . C'est le lieutenant de vaisseau Lardouillère , commandant le brick canonnière "La Tactique" . Voici comment est arrivé ce fâcheux évènement :
Une partie de son équipage était allé à terre prendre des boeufs , lorsqu'ils furent assaillis par une troupe considérable de blancs . Les officiers qui commandaient le détachement l'ont fait se retrancher sur une maison terrassée . De là , ils se sont défendus jusque vers le soir , où le commandant , ayant entendu la fusillade et inquiet du retard de ses hommes est parti avec la plus grande partie de son équipage , leur recommandant de se tenir baissé , tandis que lui s'en allait la tête haute avec insouciance . Ils sont parvenus jusqu'au lieu où étaient les autres matelots et au moment où il venait de faire reconnaître sa troupe par les assiégés , il a reçu une balle qui lui a traversé le cerveau . Il est mort instantanément ; un autre officier a été légèrement blessé à la tête ; enfin , un autre n'a rien , même une égratignure . Plusieurs ont eu des balles dans leurs habits , dans les chapeaux , dans la barbe même , sans être autrement touchés . Demain , nous allons enterrer cet officier avec la pompe digne d'un brave .
Nous venons d'apprendre une nouvelle qui , si elle se confirme , va grossir encore la gloire du contre amiral : c'est qu'il vient de détruire une batterie de 38 pièces de canon , située sur la rivière et soutenue par 8000 hommes campés auprès . Il a combiné ses mouvements de manière que les sapeurs ont croisé leur feu continuellement entre le fort et le camp , de manière que la mitraille a empêché les troupes de secourir les défenseurs de la batterie qui ont été tous tués ou fait prisonniers en présence de leur 8000 camarades et leur batterie détruite de fond en comble , les canons brisés et noyés dans la rivière et tout celà sans presque avoir perdu personne .Plût à Dieu que ce fait fut vrai car , outre l'action morale qu'il pourrait avoir sur les ennemis , ils n'auraient plus sur la rivière d'ouvrage capable de donner des craintes sérieuses . On attend des nouvelles sous peu de jours .Enfin , ces affaires de la Plata dont on s'occupe si peu en France , ou du moins dont on s'occupait si peu lors de notre départ , sont autrement graves que celles de Mogador et pourtant , on attend des troupes et des forces navales depuis bien longtemps sans que nous nous apercevions qu'on s'empresse beaucoup de nous les expédier . Enfin , peut être verrons nous un jour que les anglais ne sont plus les seuls à avoir des troupes à Montevideo , ce qui est fort humiliant pour nous : on ne voit partouit qu'habits rouges , pas un seul pantalon garance . Ecrivez moi souvent , bien souvent , tantôt par Bordeaux , tantôt par le Havre et par les paquebots anglais qui arrivent ici régulièrement tous les mois . Adressez mes lettres à Montevideo , à bord de l'Africaine et ajoutez par tel pays ou par l'angleterre si c'est par là que vous voulez écrire .
Un million de caresses à ma chère petite Mathilde et à toute la famille , Louis , Matthieu , ma tante Théréson , la famille Alziary et donnez moi de leurs nouvelles à tous dans vos lettres .
Recevez enfin pour vous mille autres caresses de votre fils qui vous aime bien .