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Journal de mes voyages (1902)

15 Avril 1902. - Départ sur le "Rio Negro", bateau des Chargeurs Réunis qui mesure 115m de longueur et 12m de largeur. Départ de PAUILHAC à 6h 1/2 soir, sortie de l'estuaire de la Gironde à 10h soir. La mer est très agitée pendant la nuit; je dors très bien jusqu'à 7h 1/2 le lendemain.

16 Avril. - Légère pluie dans la matinée. Beau temps à partir de midi.

17 Avril. - Les côtes d'Espagne sont en vue dès 2h du matin. Vers 10h le cap Finisterre disparaît; à 5h du soir il n'y a plus de côtes en vue. Mer splendide toute la journée - De nombreux vapeurs et un joli yacht anglais passent près de nous.


18 Avril. - Pluis fine toute la journée - Grosse mer à trois heures soir. Transport anglais sur lequel on voit des soldats en tunique rouge, file beaucoup plus vite que nous  se dirigeant vers le cap - Encore de la pâture pour les Boërs! (1902)


19 Avril. - Beau temps, nous marchons à une moyenne de 20 km à l'heure.


20 Avril. - Nous atteignons aujourd'hui le 30°58' de latitude et le 17°2' de longitude.

21   Avril. - A 3h 1/2 matin, les hauteurs de l'île Teneriff sont en vue. A 6h le "Rio Negro" stoppe et aussitôt, une vingtaine de canots montés par des Espagnols le rejoignent pour nous débarquer à Ténériffe. Des marchands et marchandes grimpent sur le pont. Je descend dans une barque avec mon compagnon de route, le Maréchal des Logis (du 23° dragons, qui rejoint avec moi Fort Lamy) et quelques minutes après, nous mettons le pied sur le sol Espagnol. Ténériffe est une riante petite ville , on y trouve déjà l'aspect des villes africaines , maisons blanches et carrées - Une garnison composée de cavaliers et fantassins caserne à Ténériff .  Nous n'avons rien à envier à ces soldats, pas brillants comme tenue ni comme casernement - Un employé du bazard parisien nous montre un Lieutenant de cavalerie , en uniforme bleu , le fils de "Bazaine"  lequel nous regarde étrangement d'ailleurs ... Nécessairement, nous croisons dans les rues des  traînées d'Anglais et de Miss, débarqués ce matin même.
Nous assistons à 9h du matin au relèvement de la Garde par de l'Infanterie, sur la place du Gouvt Mre - Cette petite opération du Sce  des places se fait sans allure et sans bruit de trompette. Après avoir parcouru et visité quelques locaux où nous sommes reçus aimablement par d'assez jolies Espagnoles, nous reprenons notre barque et rentrons à bord. Le "Rio Negro" lève l'ancre à 12h 1/2 - Longtemps, j'aperçois le pic de Ténériff (en espagnol le pic de Teïde) qui est très élevé et recouvert de neige sur un versant.

22 Avril. - Beau temps, la chaleur devient assez forte, je coiffe mon casque; nous passons dans l'après midi le Tropique du Cancer.


23 Avril. - Nous sommes en face du cap Blanc par le 20° latitude et le 19° longitude. - La vie à bord me plaît de plus en plus. Le temps est beau et je m'habitue déjà fort bien au roulis et au tanguage. Mieux encore, une gentille demoiselle, du nom de Jeanne, qui me plaît beaucoup et dont je prends le contact de plus en plus, me rend le séjour à bord du "Rio Negro" beaucoup plus amusant et plus drôle !

24 Avril. - Nous arrivons en vue de Dakar vers 2h après-midi, nous mouillons en rade - Je descend à terre avec l'ami CORNUT; Dakar n'est pas merveilleux, mais les rues, en bon état, sont propres. Il y a ici un bureau des Postes et Télégraphes, quelques établissements militaires, de l'Artillerie, du Génie, une église qui  neuve encore menace de s'écrouler par suite du travail du sol - A côté, un coquet presbytère où logent quelques religieux - J'ai vu aussi une école: jeunes filles blanches et noires travaillent sous les yeux d'une soeur.
Un hôtel nous donne, à 3frs par repas, un assez bon déjeuner - Il y a ici quelques cafés dont 1 concert ou 4 ou 5 chanteurs de 10° ordre nous donnent un apéritif-concert - toute nouveauté - Je rentre à bord le soir.

25 Avril. - Dès le matin, des Sénégalais viennent nous chercher en barque pour nous descendre à terre. Ils se disputent et se battent pour savoir quel est celui qui nous conduira - Nous descendons par une petite barque à voile  adroitement conduite par les nègres. Le prix du transport à terre est de  50c  . Nous passons la journée à Dakar avec CORNUT. Il fait très chaud - Une visite au marché nous a plu beaucoup - Là  un mélange de femmes , jeunes et jolies , vieilles et affreuses, et des mioches tenus, les uns aux seins, les autres dans le dos de leurs mères, ficelés dans des étoffes. Tout ce monde piaille , c'est un chaos incompréhensible et incessant . Tous les marchands n'ont certainement pas pour 3frs de marchandise devant eux et restent une demi-journée accroupis à terre. Il y en a qui vendent des morceaux de viande, dont l'odeur seule autant que la vue vous dégoûte , ou encore des poissons plus ou moins frais. On y vend aussi des cacaouëts, de la noix de Kola, quelques petits choux etc, etc ...
Dans les rues , les filles sénégalaises me paraissent propres et sont revêtues d'étoffes de toutes couleurs, d'une grande propreté. Ces gens-là ne sont plus farouches du tout - Nous rentrons à bord vers 11h du soir.

 26 Avril. - Matin: nouvelle visite à Dakar - Départ du "Rio Negro" à  1h au soir - 150 tirailleurs sénégalais avec une trentaine de femmes et autant de mioches embarquent à bord à destination du Congo en vue des troubles.

27 Avril. - Vers 5h matin , les îles de Los (Anglais) sont en vue de même que l'île de Conakry. A 7h, le "Rio" stoppe. Conduit à terre en canot, je suis émerveillé de la végétation du sol. De grands arbres : cocotiers , bananiers etc.. et de nombreuses plantes prouvent que la faune et la flore fournissent ce qu'il faut à l'île. Je mange dans cette île ma première "goïave" et ma première "mangue", ce fruit est meilleur que l'autre. Un système "Decauville" permet de transporter les marchandises du quai jusque chez les divers commerçants ; ceux-ci sont assez nombreux et vendent un peu de tout - Je trouve ici la race noire plus jolie, mais il est regrettable que les noirs connaissent mieux l'anglais que le français (Voisinage des îles Los) . A Conakry existe aussi une école fréquentée par 300 petits enfants noirs, environ et dirigée par des missionnaires.

28 Avril. - Il y a tant de marchandises à débarquer à Conakry que nous ne quittons cette île que le 29 à 8h du matin.

29 Avril. - La température change beaucoup depuis quelques jours , il fait extrèmement chaud , surtout la nuit . Le séjour dans la cabine est intolérable, mais il n'est pas possible depuis deux nuits de tenter de coucher sur le pont, car le soir vers  7h et celà pendant quelques heures , il pleut en abondance . Le ciel est en feu. Les tirailleurs disent: 'Il y a tornade là-bas". Ils ne se trompent pas, l'orage ne tarde pas à se déchaîner.

30 Avril. - Même température et tornade comme la veille.

Mai 1er. -  A  1h nous arrivons à Petit Berabi ,sur la côte. Le "Rio Negro" moille pour embarquer une trentaine de nègres travailleurs . Tous ces nègres viennent de la côte à bord, montés sur des pirogues dont les plus grandes ont de 4 à 5m de long sur 1m de large, celles-ci se remplissent très vite d'eau, mais un petit négrillon, couché dans le milieu de la pirogue,  ne cesse pas au moyen d'un plat quelconque, de rejeter l'eau. Quand enfin la pirogue est trop vite pleine d'eau, tous les nègres se jettent à la mer , se cramponnent à la pirogue du même côté et la font chavirer pour la vider; ils regrimpent ensuite et en avant , les pagaies repiquent encore (sur cette côte, ils ne se servent pas de rame; c'est la pagaie qui est employée). La végétation est aussi très belle,  on aperçoit de grands arbres. Je vois aussi de grandes huttes où logent les nègres et 3 habitations françaises, très coquettes. Au milieu , le pavillon national flotte au haut d'un mât. A 3h 1/2  le"Rio" quitte Petit Berebi pour stopper de nouveau à 5h devant Gd Berebi. La sirène jette de grands appels mais 2 ou 3 pirogues seulement viennent à nous - Je crois qu'on voudrait ici prendre quelques travailleurs, mais on n'y parvient pas. Partout , la végétation est luxuriante, je ne vois ici que des huttes de noirs - Cette côte est française - A 6 h, le "Rio" repart.

2 Mai. - A 5h ce matin, je suis réveillé par le canon de bord qui annonce son arrivée. En effet, nous sommes en face de Grand Lahon; le "Rio" mouille à 5h 1/2. A côté de nous, mouillent 2 navires anglais, dont le   "Nyanca" . Ce point de la côte est ravissant, je vois de jolies maisons , constructions françaises, nous avons là des tirailleurs - Le drapeau français déploie ses 3 couleurs au haut d'un mât au milieu du village. 2 ou 3 officiers débarquent là; ici, une curiosité plus agréable pour le spectateur que pour le Monsieur qui descend à terre ; c'est le passage de la barre , très fort à la côte. Il y a de  si fortes lames que le canot qui va débarquer ses passagers, s'élève -tout debout- puis disparaît totalement, au gré de la vague , puis est repoussé plusieurs fois à la mer et enfin , pris cette fois-ci par une nouvelle lame , est jeté par terre plutôt qu'il n'y est conduit , non sans avoir 9 fois sur 10 chaviré et fait prendre un bain sérieux à ceux qui le montaient . Les nègres se sont d'ailleurs jetés eux-même à la mer et  aidés de ceux qui sont sur la rive, dans l'attente du "passage de la barre" , recueillent vivement passagers et colis et... on doit se trouver à terre tout épaté et aussi tout trempé !!! Ce petit exercice est très amusant à voir du bord au moyen de jumelles - Grand Lahon n'a pas encore de quai de débarquement, ni une simple jetée ni un warf !..

3 Mai. - Nous quittons Grand Lahon le soir le soir et nous arrivons à Grand-Bassam le matin à  7h, c'est à dire que l'on ne débarque qu'à 7h mais à minuit , la veille , les feux de la côte et les lumières des habitations se voyaient fort bien - Le "Rio" stoppe - Grand Bassam possède un warf , donc facilité de débarquement, mais augmentation énorme de prix - on parle de 20 à 25 frs pour vous descendre à terre et pour vous ramener à bord . Le moins coûteux est de rester à bord , c'est ce que je fais . Près de la côte sont rassemblées les maisons françaises : postes , douanes , résidence et quelques maisons de commerce . La végétation est jolie aussi . On quitte Grand Bassam le soir à 5h et nous suivons la côte , ce qui nous permet de voir avec des jumelles quelques ports anglais fortifiés et avec de nombreuses habitations à 2 étages ...
A Grand Bassam mouillaient près de nous 2 navires anglais ; dans chaque port  c'est la même chose; on dirait vraiment que ces messieurs surveillent nos côtes .!

4 Mai. - Le "Rio" file toute la journée par une belle mer.

5 Mai. - Ce matin , messe dite dans le salon des 1ères par le missionnaire . Vers 8h le "Rio" mouille en face de Kotonou ; du bord , et ne voyant que la côte , l'oeil embrasse une vue à peu près semblable à celle qu'offre Grand Bassam . Ici, nous laissons les derniers passagers civils de 3ème classe qui nous restaient . (Mon amie, Melle Jeanne descend aussi, partant, moins de gaieté à bord pour moi) . Kotonou possède également un warf . Le "Rio" quitte Kotonou vers midi ; il s'éloigne maintenant des côtes qui disparaissent totalement vers 2h .

6 Mai. - Depuis quelques  jours , la nourriture est insuffisante et mauvaise à bord . La chaleur semble avoir diminué . J'ai voulu passer la nuit sur le gaillard d'avant, mais vers 10h la fraîcheur m'a fait regagner ma cabine.

7 Mai. - A 10h matin , la côte apparaît . A midi , le "Rio" mouille près de Libreville (Gabon) . Coquette petite ville , port d'appui , large baie , une canonnière reste dans les eaux de Libreville et remonte le fleuve pour en assurer la sécurité .

8 Mai. - Jour de l'Ascension , c'est fête à Libreville; les habitants nègres du pays sont vêtus proprement et pour la plupart à l'Européenne. Le sexe faible est ici mieux représenté que sur les autres points de la côte . Il y a de bien jolies femmes , endimanchées, car beaucoup de noirs sont catholiques et viennent entendre la messe dans une jolie petite église - Je débarque et j'arrive au moment de la sortie de la messe ; joli coup d'oeil : costumes blancs pour tout ce qui est français et les noirs également et les femmes nègres portent avec goût de jolies étoffes autour du corps et les recouvrant jusqu'à mi-poitrine . D'autres même portent de grands peignoirs qui ne laissent plus rien voir aux yeux indiscrets . Déjà la civilisation a porté ses fruits . Les femmes du pays sont, soit nu-tête bien coiffées et frisées , soit la tête enveloppée de jolis turbans en soie bleue , rose , etc ... Les enfants noirs sont très polis et se découvrent sur le passage des blancs . Beaucoup de grandes personnes même me saluent . La langue française est bien connue de tous . C'est à n'en pas douter aux missionnaires (nombreux à Libreville) que nous devons ces réels progrès de la civilisation . Après la sortie de l'office le matin , je vis un missionnaire sur le seuil de l'église entouré d'un groupe de noirs hommes et femmes . Ces gens-là écoutaient respectueusement le père qui racontait je ne sais quelles prières . La curiosité me fit demander au père ce qu'il venait de faire : "Je viens de baptiser et de marier ensuite , me dit-il , ces deux jeunes personnes que vous voyez !" C'étaient un noir et une négresse  charmants tous les deux ma foi . J'ai eu le plaisir de voir à Libreville encore quelques jolies françaises, et il faut bien dire que l'oeil se complait davantage à regarder cet oiseau rare dans ces pays que la peau noire et luisante des plus jolies négresses à demi-nues ... A noter à Libreville: la "Résidence" (joli palais) - un officier indigène monte la faction - il n'y a pas ici de soldats en dehors de la milice et des quelques matelots canoniers de la canonière ; la Poste , douanes , Trésor , un joli cercle pour civils et militaires , un seul café - restaurant et quelques commerçants . J'oubliais l'Ecole et l'habitation des missionnaires et celle des soeurs - Les nègres de Libreville se logent bien mieux que leurs congénaires des autres points de la côte; plus de cases ici, mais des habitations en bois , élevées au-dessus du sol avec terrasses - Je rentre déjeuner à bord à onze heures avec le sergent des Tirailleurs descendu à terre avec moi ( car ici , un repas coûte encore 5f) et à 4h le "Rio" lève l'ancre pour s'arrêter vers 7h  afin de n'arriver au cap Lopez qu'à la pointe du jour le lendemain .

9 Mai. - A minuit , le "Rio" lève l'ancre pour mouiller six heures après en face le cap Lopez ou plutôt en face des quelques maisons du pays, car le cap est  derrière nous . Nous avons passé l'équateur cette nuit; la chaleur n'a pas été beaucoup plus accablante . Descendu à Cap Lopez , je n'y trouve rien d'intéressant , c'est à dire toujours bureau des douanes , postes et des chargeurs réunis, plus une factorerie française et anglaise - Quelques nègres, 3 ou 4 cases, et c'est tout . Néammoins le "Rio" débarque ici beaucoup de marchandises qui iront ravitailler dans l'intérieur par la voie fluviale de l'Ogoué. La Société Française du Haut Ougouë qui recevait à elle seule toutes les caisses de marchandises . Mais on ne trouve rien, ni à boire  ni à manger: je parle du voyageur;  je n'ai pas trouvé de tabac ! Mouillait à côté de nous le "Olenda" anglais . J'ai mis à la poste quelques cartes postales; le receveur vit ici avec sa femme . Après avoir avalé 2 verres d'un excellent "Graves" que nous offre le vérificateur des douanes , nous regagnons le bord en pirogue. - Naissance à bord d'un petit enfant noir, né d'un père tirailleur et de sa mère négresse - A 3h le Rio lève l'ancre .

11 Mai. - Arrivée à SETTE CAMA. Le Rio s'arrête pendant 3/4 d'heure pour décharger quelques marchandises et prendre quelques tonneaux de caoutchouc . Le même jour à 5h la machine se détraque, le Rio stoppe . Toute la nuit des mécaniciens travaillent .

12 Mai. - Quoique assez loin de MAYOUMBA, nous restons en panne, des noirs en pirogue viennent chercher les marchandises. Ces nègres sont tous de rudes gaillards qui rament vigoureusement et s'entraînent en chantant, ou plutôt en gueulant tous ensemble; on les entend de très loin; ils poussent de vrais cris de guerre, c'est amusant ... La végétation est toujours bien fournie, mais elle est très épaisse; l'oeil ne voit rien derrière ces grands arbres . Sur la côte  quelques habitations des blancs et des cases forment MAYOUMBA.

13 Mai. - Nous quittons MAYOUMBA le matin, la machine étant en état de fonctionner. Nous arrivons dans la journée à LOANGO, joli pays dont une partie est élevée. Le Rio quitte momentanément LOANGO pour aller prendre des marchandises à 30 k de là à BAS-QUILLON où se trouve une factorerie française et 1 portugaise et 1 poste douanes. Nous revenons à LOANGO que nous quittons définitivement à 7h 1/2 du soir.

14 Mai. - Ce matin à 8h le Rio mouille, il arrive à BANANE. Sorti de BANANE le "Rio" entre dans l'estuaire du Congo, et navigue donc sur les eaux de ce fleuve. Nous passons à BOMA (Belge): gentille petite ville , très animée , fortifiée,  2 hôtels congolais et splendide hôtel , voire même Etablissement "Liqueur Cusenier" . De jolis vapeurs sont mouillés; le séjour à BOMA ne doit pas être désagréable . Depuis BANANE nous marchons dans les eaux belges - Les rives du fleuve sont très sinueuses, par moment très larges ou très ressérées; on ne voit que des collines assez élevées mais bien nues - Le soleil est brûlant ... Vers 7h  nous arrivons à MATADI (tombeau); ce pays est la capitale du Congo Belge situé à environ 150 k à l'intérieur  sur l'estuaire du Congo: Nous passons la nuit à bord .

15 Mai. -  Enfin! je quitte le "Rio Negro" (où nous avons été fort mal nourris) après 30 jours de traversée ... Je fais des éloges à ce vapeur au point de vue navigation; il tient excessivement bien à la mer; mais je ne rends pas hommage au Commissaire du bord et à son service administratif . Les passagers de 3° (j'étais de ceux-là) sont bien à plaindre ... Au débarquement  la douane belge consigne les armes; seules celles de la Cie de tirailleurs ont le libre passage ; ainsi pour pouvoir passer avec un révolver ou fusil de chasse , il faut une autorisation du Gouvernement de TUMBA (total: 4f de dépêche et 24h d'attente) .
A MATADI se trouve un consul français  lequel nous délivre la réquisition pour notre transport en chemin de fer belge de MATADI jusqu'à BRAZZAVILLE (Prix du voyage pour le Gouvt,  400 frs par Européen avec un droit de 200 kg de bagages)  MATADI est situé sur une hauteur et possède plusieurs maisons de commerce: belge, hollandaise et française - Nous logeons à l'hôtel français à raison de 12 frs par jour avec chambre à 2 et d'un confortable médiocre (les noirs commencent par nous voler la chemise de mon ami CORNUT  que la chaleur lui avait prescrit de quitter ... et une cafetière "tout ce qu'il y a de plus fer blanc" qu'il avait achetée 3 frs à MATADI ..) Sécurité, sécuritas ... "Boy , qui a pris chemise et cafetière ? - Moi pas connaître." Ce sera invariablement la réponse et le résultat connu de ces larcins de noirs ... A MATADI , il est bon de s'approvisionner en vivres ; c'est d'ailleurs la recommandation qui nous est faite par circulaire du Commandant d'armes de BRAZZAVILLE, car là l'existence est très chère . Presque toutes les marchandises se payent à Brazzaville le double du prix qu'à MATADI , car la Compagnie Belge prend un droit de transport à 0f95  par kilogramme . C'est ainsi que pour ne parler que des pommes de terre, la caisse de 15 kg payée à MATADI 30 f vaut 50f à BRAZZAVILLE !!!
Il y a à MATADI un corps de milice belge (indigènes); j'en vois qui nettoient des fusils à piston. On dit ici que le pays est le tombeau des blancs. En effet , une visite au cimetière m'a fait constater un grans nombre de tombes d'Européens  morts âgés de 25 à 40 ans.

16 Mai. -  A 7h du matin , la Cie des Tirailleurs, CORNUT et moi  plus 3 ou 4 fonctionnaires, nous prenons le train . Nous devons voyager ainsi pendant 2 jours pour atteindre BRAZZAVILLE. Le repas du matin se fait en wagon avec les conserves achetées à MATADI . Nous sommes 14 sous-officiers dans un wagon de 12 places, mais assez bien aménagé . La campagne est déserte, tantôt ce sont des montagnes, les Monts de Cristal, de vastes plaines, des forêts vierges bondées de grands arbres superbes  qui se marient l'un à l'autre et qui ferment complètement l'horizon... Partout où l'eau passe, c'est une épaisse végétation sauvage;  quand l'eau manque , c'est la terre nue et brûlée. Le soleil est si fort que l'on ne peut quitter son casque dans le wagon. De temps en temps, le train  qui marche à une vitesse ordinaire tant les courbes sont fréquentes et d'un petit rayon, s'arrête pour prendre de l'eau. A ces prises d'eau se trouve une station autour de laquelle sont venus se grouper quelques noirs dans de misérables cases, ce sont des travailleurs pour la voie ferrée.
Au passage du train, tous ces êtres-là gueulent pour nous saluer ou peut-être nous "engueulent , car je n'y comprends rien" !
A 4h du soir, le train s'arrête à TUMBA où nous descendons tous pour passer la nuit et souper. Nous fabriquons un souper quelconque et nous fourrons 3 poulets dans la marmite (chaque poulet coûte 3f50 et est d'une maigreur remarquable). Les 14 sous-officiers tapons là-dessus avec appétit  et nous passons la nuit dans deux grandes cases de 8 lits chacunes:  le mot lit est un peu décoratif - c'.à.d.  une paillasse et barka ! Au milieu de TUMBA  se trouve un grand camp où loge la milice belge. J'ai vu manoeuvrer quelques miliciens avec nos commandements de l'école du soldat. Cette milice possède une assez bonne musique; elle a joué dans la soirée et la patience du chef de musique (un blanc italien), qui a dressé ainsi ces noirs à jouer aussi bien et par coeur, est admirable.

17 Mai. -  A 6h 25 le train repart . Mêmes détails de voyage que la veille, toujours lentement & on avance, difficilement et très cahoté, la ligne courant en lacets sinueux dans les montagnes. A 5h du soir, arrivée au point terminus  après avoir parcouru environ 400 km. Nous descendons en territoire belge, à KINCHASSA, sur le Stanley Pool, (lac du Congo)pour nous embarquer deux heures après sur des vapeurs qui nous conduisent dans 25' à Brazzaville en traversant le fleuve. Il fait donc nuit noire quand nous mettons le pied dans le Congo Français. Un capitaine nous donne un policeman indigène pour nous conduire où nous devons loger CORNUT et moi. Nous nous séparons ce soir-là des Tirailleurs. Après 20' de marche, nous voilà arrivés dans les baraquements des passagers du Tchad. Il était 8h du soir et , n'ayant rien mangé, les officiers, qui n'étaient pas prévenus encore de notre arrivée, nous ravitaillent du mieux qu'ils le peuvent et quelques soldats indigènes nous montent 2 lits avec moustiquaire dans une case en terre et paille où s'étaient installés de gros rats que notre arrivée fait fuir et où se balancent de grosses araignées qui  elles ne nous quittent pas ... Je dors néammoins très bien: le matelas est  bon et je suis fatigué.

18 Mai. -  Nous nous éveillons au lever du jour. Je sors vite de la case pour jouir du coup d'oeil. Pas mal ce coin-là, c'est un grand jardin avec des allées de sable; le fleuve coule tout près de nous; il n'y a encore que 2 bâtiments habitables, en brique et recouverts en zinc  où logent les officiers et où sont les bureaux et magasins à vivres . On construit 2 bâtiments semblables destinés aux passagers futurs; ceux-là auront plus de chance que nous comme installation ... Il faut espérer que j'en profiterai à mon retour. Tout autour de nous sont d'autres cases où logent les militaires indigènes et des noirs du Bas-Congo que l'on emploie sur les travaux. - L'eau est bonne et fraîche ici... 2 fois par jour, une corvée de noirs fait le tour des bâtiments et cases et remplit d'eau un grand récipient (tonnelet) qui se trouve devant les portes. - Etant séparés de nos amis des tirailleurs , et devant rester ici quelques jours, il faut assurer nous-même notre popote. Je touche ce matin même la ration pour 3 jours pour CORNUT et moi: pain, viande de conserve, sel, poivre, huile, vinaigre, sardines, thon, saindoux, sucre, café et vin. Tous ces articles-là vont nous servir naturellement pour manger, mais comment s'en servir, voilà le hic ! Nous nous regardons tous les deux en nous tordant comme des bossus, aussi embarassés l'un que l'autre avec nos vivres devant nos yeux... Il faut bien que nous mangions, pourtant ! De cuisinier parmi les noirs, il n'y faut pas songer; le peu qui existe dans ce service, est chez les Européens du pays; manger comme les noirs, non merci ! pas pour le moment, nous verrons plus tard. Il faut donc faire notre cuisine. Qui va s'en charger ? J'avoue à CORNUT que je suis absolument réfractaire à toutes notions culinaires ...CORNUT me dit avoir "pris" quelques tuyaux aux grandes manoeuvres et comme plus jeune il veut bien devenir le "cuisinier".
Bon ! mais le matériel; je cours toucher au magasin des dépôts un matériel de popote tout neuf (pour 12 , nous ne manquons pas d'assiettes, cette popote est destinée aux s/s officiers comptables qui doivent venir ici). Je dégotte ensuite un petit noir qui devient notre "boy" et ... CORNUT fiche l'immense soupière sur le feu ! Je ne sais pas si cet ami a oublié que nous n'étions que 2 mais quand la soupière (pour 12) est venue sur la table, elle était presque pleine. Je passe sur le goût de la soupe. Nous en avons mangé tous les deux, mais nous nous regardions en-dessous, celà a suffi ... Ah ! le riz ne manquait pas; les grains nageaient victorieusement ainsi que des paquets de viande - de conserve -  Nous avons bien ri et nous nous sommes vengés sur la boîte de sardines et sur celle de thon, en oubliant que ce qu'elles renfermaient devait composer une partie de notre subsistance pendant 3 jours. Nous avons vidé une bouteille de vin pour 2, sans étude préalable pourtant ! Tel fut notre repas, fait de nos mains ! Mais le soir, le repas fût meilleur. J'avais acheté chez des "Annamites" qui eux seuls à Brazzaville font produire des légumes: de la salade, quelques oignons et quelques aubergines (pour 1f). Avec celà , CORNUT m'assura que ce serait chouette. En effet , nous soupâmes de bon appétit. La soupe était meilleure, les oignons relevaient avec goût la viande de conserve bien cuite et bien rôtie; la salade que je fis était délicieuse, une poule des voisins nous offrit son oeuf quotidien qu'elle vint pondre près de notre case (nous allons encourager cette poule à venir pondre chez nous en lui cédant un petit coin pour ses bonnes oeuvres). L'oeuf fût très bon dans la salade et notre dessert se composa d'un gâteau de riz (oh ! rien de Linder) c'est-à-dire, je me trompe, d'un paquet de riz mal cuit mais très sucré.
Mais le meilleur en ce soir-là fut le café -  sans chicorée -  et très bon, c'est le café de la maison Faure qui a servi, car celui que nous avons touché est vert. Nous aviserons pour le brûler demain, car il faut ménager les réserves et nous n'avons qu'une petite caisse achetée à Matadi suivant nos faibles ressources. Ah! si j'avais emporté toutes les réserves utiles et qui deviendront par la suite indispensables, de France, elles m'auraient coûté bien moins cher et j'aurai maintenant ce qu'il me faut tandis que je n'ai presque rien!!. Ainsi, par moments, j'enrage de ne pas avoir avec moi une petite bonbonne d'huile et du savon (ce qui ne manquait pas à la maison!) car il faut payer ici une demi-bouteille d'huile 3f et un kilo de savon 1f... "Je n'en veux pas à moi seul de ces lacunes, ce n'est pas de ma faute ! " l'envoi des militaires dans une colonie aussi lointaine se faisait sans donner à l'interessé le plus petit renseignement sur ce dont il doit se munir avant son embarquement . Triste lacune ministérielle !
Bref, aujourd'hui , la journée a été bien remplie; elle marque notre première étape dans notre vie coloniale, c'est aussi à partir de ce jour que compte notre séjour dans la colonie - 20 mois à date du 18 Mai, jour de notre arrivée au Congo Français. Nous sommes entrés dans la phase d'action où chaque jour nous réservera de l'imprévu.

19 Mai. -  Jour de fête, mais passé pour nous dans les mêmes conditions que la veille . Nous sommes, surtout CORNUT, tous entiers pris pour notre nourriture. Nous avons mangé ce matin, mais nous avons mieux dîné ce soir. Menu: Radis, Aubergines farcies, Salade toujours avec l'oeuf de la poule qui ne nous a pas oubliés, Café excellent. Nous avons essayé de brûler le café dans une boîte à sardines, mais vlan ! voilà que celle-ci se dessoude et les grains de café se brûlent; nous recommençons l'opération dans la poêle, le résultat est satisfaisant.

20 Mai. -  J'ai mal dormi cette nuit; à plusieurs reprises, je suis réveillé par les rats qui font "l'Ecole de Peloton" dans notre case et qui grignotent un peu partout. Le moyen de les faire rompre est d'allumer la bougie, aussitôt  dispersion. Mais le système est onéreux car les bougies coûtent ici 0f25 pièce.
Je vais rendre visite dans la journée à la mission. Je trouve chez les soeurs un accueil aimable, j'en profite pour les prier de me confectionner une moustiquaire ainsi que celle de CORNUT; ces braves dames se font un plaisir de faire ce travail. Elles nous envoient même un énorme panier d'oranges et de mandarines pour notre route, car nous devons repartir le 22. Ces bonnes soeurs élèvent une quantité d'enfants noirs auxquels elles apprennent à lire et à écrire, la couture  et elles les emplient à une foule de travaux de ménage ou de jardin. Ces enfants sont d'une politesse exemplaire et causent un peu notre langue. "Mais , me disent les soeurs , nous ne pouvons pas garder nos enfants bien longtemps, car dès qu'ils sont formés et en âge de bien travailler, les parents les reprennent pour s'en servir." Le dévouement de ces religieuses est admirable, surtout que quelques unes parmi elles sont anémiées par la rigueur du climat et qu'elles ne doivent rentrer en France que lorsqu'elles sont à peu près épuisées. D'ailleurs  le cimetière de la mission est déjà garni des tombes de ces héroïnes obscures.

21 Mai. -  A peu près même tapage cette nuit , occasionné par rats et crapauds. Ma foi ! nous reculons devant la dépense de l'éclairage nocturne que ne couvrirait pas l'indemnité ad hoc mensuelle de 3f et laissons évoluer nos compagnons de case.
J'ai dormi en me contentant de bien fermer ma moustiquaire pour éviter leur visite. Nous ne devons d'ailleurs pas faire long feu ici, puisque notre départ est fixé à demain 10h sur le "Brazza", petit vapeur de la Cie des Messageries fluviales du Congo. Nous allons dîner ce soir chez 3 sous-officiers comptables. Quelle chance!  pas de cuisine à faire.

22 Mai. -  Nous recevons contre-ordre ce matin, notre départ est porté à une date ultérieure. Notre popote est augmentée de 2 sergents d'Infanterie de Marine qui logent dans une case voisine de la nôtre  ou plutôt  leur arrivée nous a fait déloger. Nous passons dans une case à côté semblable d'ailleurs comme luxe à la nôtre. Ces 2 sous-officiers doivent rester ici; nous devons évacuer, CORNUT et moi, n'étant que passagers. Il nous a fallu leur laisser nos lits et matelas; nous avons touché un lit Picot que nous conserverons pour la route et un matériel de popote Picot pour 2. Tout à fait épatant et bien compris ce système Picot et très transportable. Un tirailleur, un peu cuisinier, est mis à notre disposition par suite de l'arrivée des 2 sergents.

23 Mai. -  Après notre déjeuner, assis devant ma case, fumant une pipe, je suis distrait par de violents coups de bâton frappant le sol, près de moi. C'est un Bas-Congo (on désigne sous ce nom les nègres de cette région) qui essayait d'assommer un jeune serpent, déjà long, mais pas épais. Le nègre me fait signe qu'il avait posé ses pieds nus dessus. Il frappait très fort avec sa matraque  tout en surveillant la tête de la bête et s'en tenait prudemment éloigné. C'est étonnant comme le serpent a la vie dure, celui-là, malgré les coups qui pleuvaient sur lui, ouvrait la bouche d'où sortait le dard, se pliait et se repliait sur lui-même. Quand le noir l'a eu laissé pour mort, je regardais la vilaine bête qui a bien remué encore pendant quelques minutes. Bonne cuisine aujourd'hui, le tirailleur est vraiment plus fort que nous.

24 Mai. 25. 26. -  Dans la journée du dimanche, je vais rendre visite aux missionnaires, CORNUT m'accompagne. Leur mission est admirablement bien située - détail tout naturel, les pères étant arrivés les premiers dans la colonie. Une jolie petite église se trouve à côté du bâtiment principal, et sur toute leur concession  on voit les salles de classe, les ateliers de menuiserie, mécanique etc ...etc ... La mission élève 200 enfants noirs, qui apprennent assez bien notre langue; certains pourtant ont beaucoup de peine à retenir les mots les plus usuels  Ces enfants sont employés à tous les travaux et se trouvent bien heureux de l'existence qui leur est faite. Je les ai vus jouer entre eux avec une gaîté folle. Malheureusement, il est difficile de les garder lorsqu'ils sont un peu âgés. Tous les Pères se suffisent eux-même pour les exigences de la vie; ils ont avec eux le père docteur, le père mécanicien (lequel conduit un joli vapeur "Léon XIII"), car souvent  les pères vont faire de longues tournées et visitent de nombreux villages. Ils rapportent de ces tournées des enfants qui se vendent sur les marchés pour un peu de poudre ou une pacotille quelconque. Ils les sauvent ainsi  soit de l'esclavage, soit de l'anthropophage. Tous ces détails sont véridiques; ils me sont donnés par un père de la mission.
Mgr AUGOUARD, Evêque in-partibus  de l'Oubangui, est alité depuis 5 semaines atteint d'une bilieuse hématurique. Il a 25 ans d'Afrique !! C'est lui qui  le premier, au moment de M.de BRAZZA, est venu établir la mission. Les pères nous donnent des oranges et des mandarines, et font à CORNUT et à moi qui devons monter au Tchad, une distribution de pipes et de paquets de tabac (dons des dames de France) . Le supérieur fait envoyer 2 lits de camp à 2 de nos camarades de la Cie des Tirailleurs, qui , faute de lits dans les magasins administratifs, couchaient par terre depuis le 18. D'où utilité des missions aux colonies, ne serait-ce que pour donner aux militaires français l'indispensable que ne délivre  même pas les Services Admfs..!


27 Mai..28.29.30.31. -  La fièvre m'a pris le 27 à 8h . J'ai dû garder le lit jusqu'au jour de mon départ le 31. J'ai passé de bien mauvaises nuits. Le docteur est venu me voir deux fois; j'ai eu de 38° jusqu'à 39°8/10. Je n'ai pris aucune nourriture pendant 5 jours. Les bonnes soeurs qui m'ont vu malade m'ont donné une paillasse. Elle m'a bien soulagé car j'avais mal aux reins de coucher nuit et jour sur la toile du lit Picot. Dieu ! que l'on est changé par la fièvre: plus de force du tout, toujours mal à la tête et toujours altéré. J'ai pris beaucoup de quinine et bu beaucoup de thé; j'ai sucé des oranges et des mandarines des jardins de la mission. Je craignais toujours de ne pouvoir partir,  celà me faisait beaucoup de peine de lâcher CORNUT. Enfin , le 31 à 9h, sans aller mieux pourtant, j'ai pris place sur le "Brazza"  Je garde la fièvre à bord encore une journée et toute la nuit, et ma foi, le 2 Juin, l'appétit revient. je suis guéri  sauf les forces qui manquent: j'ai déjà payé mon tribut .
Cent hommes de la Cie des Tirailleurs, le Capitaine Raymond, le Lieutenant COURRIER et 6 sous-officiers sont aussi à bord du "Brazza". Nous allons ensemble jusqu'à Bangui .
Le "de Brazza" ne va pas très vite, ayant le chaland des Tirailleurs à remorquer; de plus, il remonte le courant . Le soir, on stoppe à 5h . Les tirailleurs descendent à terre, font leurs abris et leurs feux. C'est tous les soirs la même chose. Halte de nuit à 5h , départ le matin à 5h . Les rivages du Congo sont excessivement boisés du côté Belge, comme du côté Français. Ce n'est que forêt épaisse et pénétrable seulement la hache à la main. Plusieurs fois le vapeur s'arrête faute de bois. Les noirs descendent avec leurs haches et taillent dans la forêt , puis on repart .


6 Juin. -  Nous sommes devancés par la "Valérie"  joli vapeur qui conduit M. Albert GRODAT, le Gouverneur du Congo, le Commandant ROUVEL et quelques tirailleurs d'escorte, en tournée dans la Shanga, affluent près des rives duquel se poursuivent toujours quelques sérieuses répressions. La "Valérie" mouille; puis un autre vapeur le "Félix Faure" qui descend le Congo et vient de Bangui arrive également et vient mouiller à côté de nous. Aussitôt celui-ci est entouré; il apporte de mauvaises nouvelles de la région; en plus de celles déjà connues à Brazzaville, nous apprenons la mort du Capitaine GIORDANI et d'un sergent-major, morts de maladie, ainsi que le pillage d'autres factoreries dans le Haut-Oubangui  . A bord du "Félix Faure" se trouve le Lieutenant Avon, de l'escadron de Spahis que je rejoins; cet officier a été grièvement blessé au bras droit dans un combat au Tchad . Je vais me présenter à lui: c'est un homme très énergique, il me dit que le séjour au Tchad est des plus intéressants. Il a été blessé en Novembre 1901 et depuis, son bras droit est inerte, presque mort . Le Lieutenant Avon rentre en France .
Les vapeurs se séparent, chacun de leur côté; celui du Gouverneur prend les devants. Saluts d'usage et tout disparait .

7 Juin. -  Le Congo devient de plus en plus large; parfois on se croirait en pleine mer; c'est bien le 1er fleuve du monde après l'Amazone. Sa largeur atteint ces jours-ci jusqu'à 40 km entre Bolobo et l'embouchure de la Alima . Il n'y a toujours que des forêts qui cotoient les rives. Le 8 , rive gauche, du côté Belge; nous nous arrêtons à la mission américaine protestante. Les noirs viennent vendre du tabac et du manioc; ici l'argent n'a plus cours, on achète avec des étoffes ou avec de petits crochets en laiton ou barrettes de laiton nommés "mékato" en langue du pays . Les noirs en ont de pleins paniers, c'est leur galette ....
Impossible de se procurer des légumes. Les missionnaires américains ne nous vendent rien. Un passager a marchandé un canard, on lui en demande 15 I . J'achète quelques "papaïs" , fruit du pays qui ressemble à nos melons . Le goût est sucré, ce n'est pas mauvais. Sur la rive française, le 8, nous laissons un colon bien installé. Il s'est crée là une jolie propriété. A côté se trouve un petit village nègre. Nous avons acheté pour notre popotte 20 poulets pour 30 I. Ca va changer un peu notre nourriture, car depuis Brazzaville, nous ne mangeons que de l'andobage (viande de conserve)
Depuis quelques jours, les hippopotames se montrent de loin. Je les vois dans le fleuve; ils sortent leur énorme tête par intervalles pour respirer; cette petite opération fait soulever une trombe d'eau. Ce sont de vrais chevaux-marins .


10 Juin. -  Nous arrivons au confluent de l'Alimma où nous faisons une grande provision d'eau; celle de cette rivière étant bien meilleure que celle du Congo. Au-dessus de l'embouchure de l'Alimma se trouve le village de N'Kounda; c'est là que nous passons la nuit .


11 Juin. -  Nous arrivons à BOUNGA, village important où résident 4 français. Partis de Bounga , nous quittons le Congo et nous entrons dans la Sangha que nous quittons le même jour pour entrer dans le Canal LOKENGI (bras naturel du fleuve) . Nous y passons la nuit .


12 Juin. -  Nous pénétrons de nouveau dans le Congo . Arrivée à LOU-KOLELA , résidence d'un administrateur et d'un commis des affaires indigènes. Un poste de milice: les miliciens ont tué dans la journée 2 bufles; le bord en profite; nous touchons et mangeons de la viande  fraîche . On achète également 2 cabris; nous laisserons la conserve dans les boîtes pendant 2 ou 3 jours. Nous passons la journée à Lou-Kolela. La Cie de tirailleurs met à profit cette journée pour manoeuvrer ! Les nègres, épatés et curieux , viennent en grand nombre voir faire l'exercice. CORNUT et moi y assistons sous l'ombre de grands bananiers; nous mangeons des papaïs à bouche que veux-tu ? .. Dans la soirée, mon attention est attirée par un bruit de tambour . Je m'approche du fleuve . C'est une pirogue qui arrive, dans laquelle quelques noirs frappent avec cadence sur les bords de la pirogue, ce qui produit le bruit du tambourin . Ces hommes descendent et avec eux un noir vêtu, coiffé d'un grand chapeau de paille . Celui-ci s'avance , escorté des autres et vient chez l'administrateur. J'apprends que c'est le chef du village voisin qui vient porter les impôts.


..Juin. -   Nous quittons Lou-Kolela à 8h du matin . A 11h nous arrivons à IREBOU (français). 2 colons dirigent là une factorerie, font le commerce de l'ivoire , du caoutchouc etc ... On se procure l'ivoire dans ces parages par la chasse à l'éléphant , encore nombreux dans ces forêts et dans la brousse qui côtoient le Congo .


.. Juin. -  Nous passons aujourd'hui une heure à IRANGA, siège d'une mission catholique (2 pères , 1 frère) . Elle est très confortablement installée, cases en brique et une jolie petite église; constructions bâties par les noirs sous la direction des missionnaires. Les citronniers, orangers, manguiers, papaïers, pullulent à la mission. Comme toujours chez eux, nous recevons une distribution gratuite de ces fruits. On nous offre même quelques légumes qui viennent ici assez bien avec beaucoup de soins. Je mange une collection de fruits, quitte ma foi, à en chiper la diarrhée. Je bois aussi un excellent café que nous offrent les pères et un petit verre d'une eau-de-vie fabriquée par eux avec le fruit du papaïer. On croirait du marc, je trouve ce liquide bon. Nous faisons ici une grande provision d'eau que nous fournit un puits. Ce qui manque à la mission d'Iranga, et ce dont se plaignent les missionnaires, c'est la pénurie des enfants noirs. Ils n'en n'ont ici qu'une cinquantaine;  ils les élèvent fort bien. Mais la mortalité frappe terriblement les noirs de cette région; ils sont presque tous atteints de la "maladie du sommeil" ou du "mal jaune" . La science n'est pas arrivée ici à enrayer ce fléau. Les pères me racontent que la plupart de ces noirs ont le sang tellement vicié, que  lorsque le mal les atteint, on ne peut presque pas les approcher  tant ils dégagent une odeur fétide, et sont couverts de plaies. J'en vois quelques uns en effet, que je ne toucherai pas avec des pincettes. De plus, ces noirs sont rossards au suprême degré; ils ne se livrent à aucun travail. Ce n'est qu'à force de les stimuler que les pères arrivent à les faire travailler; encore faut-il tracer la tâche à chacun, sans celà  rien de fait. Ainsi, les noirs qui habitent l'état indépendant (Congo Belge) sur la rive opposée à la nôtre, passent chez nous  parce que les Belges leur imposent trop de travail. Et les Belges ont bien raison, car de leur côté ils ont des postes magnifiques: vastes cases, terrains cultivés, mais ils secouent les noirs et ne craignent pas de se servir de la "chicote" en peau d'hippopotame, sous l'emploi duquel le noir obéit.
Mais au Congo Français, il est défendu de frapper le noir; donc  quand il ne veut rien faire, il ne fiche rien. C'est ainsi que nous trouvons sur la rive du Congo Français, des gens inactifs, des villages entiers qui travaillent peu ou pas du tout et celà avec la présence et sous l'oeil des français.
Ainsi un fait réel est le suivant: à Iranga, village français, les noirs ne cultivent même pas le manioc indispensable à leur nourriture; ils l'achètent chez leurs voisins des villages du Congo Belge qui le vendent presque rien - tant ils en récoltent - celà grâce à l'attention sévère des Belges.
Comme faune, il faut citer près d'Iranga, et surtout dans les nombreux îlots boisés qui se trouvent dans le fleuve: l'éléphant, la panthère et l'hippopotame.
Je tiens d'un missionnaire le récit suivant: il y a quelques jours à peine, le matin à 6h, il vit un éléphant qui sortait du fleuve où il venait de se baigner. Le missionnaire prend une carabine Lebel, se poste derrière un arbre et attend l'éléphant à sa sortie de l'eau. Il lui loge 2 balles de 86 (Lebel) dans la tête mais la bête n'en n'a pas moins continué sa route ... Il avait tué dernièrement un éléphant avec 2 balles de carabine Lebel, mais il l'avait atteint au bon endroit, c'est à dire entre l'oreille et l'oeil. Là seulement, l'animal est fauché.
"La nuit dernière également, une panthère avec son petit est venue roder autour des cases; on a reconnu ses griffes contre une porte d'une case de noirs. Heureusement que la porte n'a pas cédé, sans quoi les habitants de la case auraient passé un mauvais quart d'heure ".
Après avoir écouté avec une vive curiosité le récit de ces scènes, nous avons quitté la mission. Le "Brazza" repart à 3h; passe une demi-heure après devant un poste de miliciens. Le pavillon nous salue et le Français qui habite là nous salue de la côte.


1.. Juin. -  Entrée dans l'Oubanghi, fleuve énorme, se jette dans la rive droite du Congo, il est presque aussi large que ce fleuve. Elle est aussi remplie d'îles, vraies forêts sur l'eau. Au confluent de l'Oubanghi, le Congo atteint 30 k de largeur. La rive gauche de l'Oubanghi limite le territoire belge. Nous passons à ZOUNDO . Les noirs achètent à ceux du village de la viande fumée d'éléphant, tué la veille. Ces morceaux de viande ressemblent plutôt à des blocs de charbon. Les noirs en sont très friands. Nous quittons Zoundo pour aller mouiller à BOBANGHI, grand village. Nous voyons perchés près de nous sur les arbres, - le Brazza suivant la rive, -  des singes qui nous regardent tranquillement passer


16  Juin. -  A Bobanghi, il y a deux factoreries. J'achète des perles rouges car bientôt  après BANGUI, les petites perles seront la seule monnaie reçue des noirs. J'en ai un kilogramme pour 5 frs. Un décès à bord ce soir: la femme d'un tirailleur; elle est inhumée le lendemain matin.


17 Juin. -  Nous quittons Bobanghi ce matin. Vers 10h  plusieurs coups de fusil partent du bord sur des animaux qui reposent sur des bancs de sable. Aucun n'est atteint. Au bruit, les caïmans sautent dans l'eau comme le feraient des grenouilles. A 1h  nous nous arrêtons quelques instants à BALONI, où nous achetons quelques bananes. Nous cherchons en vain des poulets. Un français, réside là - commerçant - Il a tout en gros avec lui 2 miliciens sénégalais: faible sûreté dans un tel pays !


18.19 Juin. -  Le 21 à 5h  arrivée à IMFONDO, chez  les "Bondjos", peuplade mal réputée au Congo. Ils ont gardé leur renom d'anthropophages et beaucoup de gens Européens comme les miliciens sénégalais s'accordent à dire que les Bondjos mangent encore des noirs et il a été prouvé que des colons ou agents de factorerie, tués dernièrement  ont également passé dans le plat. Il faut accorder du crédit à ces récits, car  autant de blancs interrogés  par moi dans la région, autant d'avis semblables sur la race pillarde et agressive des Bondjos. D'ailleurs, ces noirs-là sont différents des autres en ceci qu'ils se cachent dans leur village à l'arrivée du bâteau au lieu de venir à notre approche, vendre leurs marchandises. Je crois qu'ils ont une frousse intense des tirailleurs ...
Ce sont pourtant de rudes gaillards, ceux que j'ai vus à Imfondo sont tous taillés en hercule. Hommes et femmes sont curieux à voir: leur corps est tatoué de dessins bizarres formés par la chair même. Ils pratiquent ces tatouages par des incisions profondes et la chair forme relief. Ainsi, presque tous ont au front sur une ligne perpendiculaire à la ligne des yeux, 4 ou 5 boules de chair. Le Bandjo est pêcheur, chasseur, et surtout: voleur. Ce sont de mauvais voisins; aussi, nous gardons nous à bord, pour éviter d'être volé, et la nuit, au campement, la Compagnie de Tirailleurs place des sentinelles armées. C'est sans doute la seule raison qui les tient éloignés; aussi ne les voit-on pas roder en pirogue le soir. Il parait qu'ils ont volé deux fusils à la Compagnie qui est montée dernièrement...
Ce soir 21, sans doute pour gagner du temps, car voilà 22 jours que nous avons quitté Brazzaville, et le vapeur ayant fait une bonne provision de bois, on lève le camp à 10h et le bateau marche toute la nuit.


22 Juin. -  A 6h  matin, le "Brazza" quitte l'Oubanghi et entre dans la rivière de l'IBINGHA; quelques minutes après il s'arrête. Nous sommes au village d'IBINGHA. J'ai oublié de noter que le 20, nous nous sommes arrêtés une heure sur la rive Belge, dans un très joli poste. Les Tirailleurs ne peuvent descendre, mais le Commandant du poste vient inviter les officiers et les sous-officiers à venir prendre un verre de vin chez lui. Accepté ! nous descendons. Les Belges sont partout très aimables. Je vis dans ce poste une cinquantaine de miliciens tout de neuf équipés. Ce sont des recrues, nous dit le Commandant, et  ajoute t'il, je dois arrêter les engagements car j'en aurai de trop". Arrivent ensuite 5 ou 6 chefs de village, qui viennent se présenter au Commandant, lui serrer la main et nous la serrer aussi à nous tous. Ils avaient des noirs qui disposaient sur la place des paquets de manioc, du caoutchouc, etc ... Ce sont autant de marchandises apportées sans récrimination aucune sur la demande faite la veille par le Commandant du poste. Je constatai une fois de plus la solide organisation sur la rive opposée".
Nous quittâmes IMESSEE ravis, c'est le nom du poste.
Je reprends mon journal le 22, Dimanche à IBINGHA.
Je descend à terre à 8h. Je cause longtemps avec l'agent de la factorerie, importante celle-là, et l'installation en est très confortable. L'agent est un français très aimable. Il m'offre une canne en ébène, un flacon de quinine, une provision de feuilles qui ont la propriété de guérir de la "bilieuse". Je prends avec lui une tasse de café sans sucre. Mon hôte n'a plus ni sucre, ni vin depuis quelque temps. Il a néammoins de la bonne chartreuse que je goûte avec plaisir.
Il me raconte que le 11 Mai dernier, il a été attaqué par deux ou trois cent Bondjos, porteurs de torches enflammées et bien décidés à mettre le feu à la factorerie. Aidé des 3 miliciens et de ses Bangalas - autre race de noirs qu'il a à son service - et avec force coups de fusil - les armes ni les munitions ne lui manquent pas heureusement , ils ont repoussé l'attaque. Les Bondjos craignent le fusil et ne sont pas très hardis. Mais il leur a été impossible de les poursuivre  étant trop inférieurs en nombre et ne pouvant pénétrer dans l'épaisse brousse qui entoure son habitation. Il fait bonne garde depuis et il a demandé du secours. L'administrateur est monté avec des miliciens et il a été un peu plus loin se rendre compte de la situation. "C'est dommage, me dit mon hôte, que l'administrateur ne soit pas de retour, car il aurait sûrement fait laisser ici un poste de Tirailleurs de la Compagnie qui est à bord."
La situation de ce brave français n'a rien de plaisant en effet. Il me dit aussi que sa tête ainsi que celle du Directeur de la Compagnie est mise à prix ! Riante perspective, ma foi !...
Il me montre des flèches et des lances empoisonnées, armes des Bondjos. Ce sont des engins assez meurtriers, maniés par des gens adroits . .. Pour changer de note, il me fait voir une série d'oiseaux superbes , au riche plumage de toutes les couleurs. Il les conserve tels quels, au moyen des injections au Formol. Je pense en les voyant que ces oiseaux feraient le bonheur de nos dames, perchés sur leurs chapeaux . Certes, ce serait d'une rare beauté. Je prends congé presque à regret, de mon aimable ami, d'un moment, car le "Brazza" siffle; il va lever l'ancre.
A 11h 1/2, nous partons, quittant les eaux de l'Ibingha pour reprendre l'Oubanghi, et en route. A 5h, le "Brazza" mouille et toujours dans la forêt aux grands arbres gigantesques, on dresse le campement.


23 Juin. -  Le 23, arrivée à BETOU (du nom du chef de village). Ce petit roi nègre a sous sa domination environ 4.000 sujets qu'il soustrait à la nôtre. BETOU n'est pas soumis et ne se soumettra, dit-il, que lorsque les blancs seront plus forts que lui. Un directeur de factorerie et 2 agents de la Cie du Bas-Nyembé habitent Bétou; ils ne peuvent pas obtenir des noirs de leur procurer des vivres et du caoutchouc; leur roi BETOU s'y oppose.
L'installation des Européens ici n'est pas mal; ils se gardent contre l'antipathie de BETOU avec leurs propres moyens; ils possèdent un stock de fusils et de munitions et ont avec eux une cinquantaine de travailleurs d'autre tribu pour les seconder. C'est assez  original, le soir venu, de voir des noirs à demi-nus prendre la faction en arme, ceinturon et cartouchière sur le torse, autour de la factorerie; il en est ainsi toute la nuit. Je n'ai pas eu le plaisir de voir le chef BETOU: ayant appris l'arrivée du vapeur et des Tirailleurs et croyant qu'ils lui étaient réservés, il a filé dans la brousse et 2 ou 3 villages sont abandonnés. Mais les Européens n'ayant contre lui aucun moyen de répression autorisé, force leur est de ne pouvoir châtier le chef rebelle. Naturellement, le Commandant de la Cie de Tirailleurs (Capitaine REYMOND) ne peut lui-même faire aucune démonstration offensive. Ainsi BETOU rentrera avec ses sujets quand notre vapeur aura disparu; il sera sage même, s'il n'essaye pas de ficher le feu à la factorerie. Ces sacrés noirs sont prévenus bien avant les Européens de l'arrivée des vapeurs; il y en a toujours qui se balladent en pirogue sur le fleuve; ils sont aussi leurs guetteurs et de village en village, au moyen du bruit du tam-tam  signal de guerre convenu, ils sont ainsi prévenus; c'est pourquoi BETOU avait disparu avant notre arrivée.
C'est à BETOU que j'acquiers la certitude que les Bondjos sont encore anthropophages. Le directeur de la factorerie nous met sous les yeux son copie de lettres, dont une officielle, écrite au Commandant de la Cie qui est montée il y a trois mois environ dont voici les passages saillants:  " Je vous envoie la tête d'un de vos onze Tirailleurs disparus, le foie et des morceaux de chair grillée que j'ai retrouvés ces jours-ci . "...
Ces gens-là ont été mangés par les Bondjos. Je ne doute plus aujourd'hui que l'anthropophagie existe encore dans certaines races de noirs, au Congo principalement.
Je vois ici une dizaine de femmes et un homme enchaînés; femmes du roi BETOU et autres que les Européens lui ont enlevées jusqu'à ce que BETOU rende 6 fusils Modèle Albini, que l'on sait être entre ses mains. Mais Betou ne rend rien, ayant assez d'autres femmes et se moquant bien des 5 que le blanc garde comme otages.
Après une nuit passée à Betou, nous passons le 24 devant N'DONGO, village belge. Arrêt d'une heure. Les noirs achètent du manioc, du poisson. Les achats se font au moyen de bouteilles vides, de morceaux de fer et surtout avec une poignée de sel. Les nègres en sont très friands. J'achète quelques tomates très petites (légume que l'on ne trouve pas chez les noirs de la rive française) à un petit négrillon. Aussitôt que je lui ai mis dans la main la poignée de sel, il part joyeux en passant sa langue plusieurs fois sur le sel. Ils nous offrent aussi des lances mais il faudrait avoir des sacs de ferraille pour les leur acheter.
Le vapeur se remet en route. Nous passons devant l'embouchure de la LOA (eaux belges) et devant BADJU (belge); nous laissons aussi INSASSA, rive française et 2 ou 3 autres villages, dans la même journée.  Campement le soir dans la forêt.
Le lendemain à midi, arrivée à INKOUMBA, factorerie, un Européen. En ma qualité de popottier, cette semaine, je fais ici une bonne affaire: je cède à l'Européen 4 boîtes de conserve boeuf et 2 de sardines contre une dizaine de conserves plus fines et 3 boîtes de cacao et une bouteille de picallili !! Quelle noce!! Nous étions tous deux contents/ Mon acheteur est dégoûté de ses conserves et désirait du boeuf (conserve) et nous, nous commençons à en avoir assez de boulotter de ce boeuf que les troupiers appellent "le singe", et désirions d'autres mets.
J'ai hâte néammoins de passer la popote au suivant, car il faut un certain talent que je ne possède pas pour faire quelques plats différents avec les mêmes denrées: ! riz, thon, sardines, andobage et vice-versa; poulets quelquefois; Par exemple:  café à tous les repas. Départ de INKOUMBA à 2h; arrivée à MAGOUMBA à 5h, affluent de la Lobaï.  Nous descendons à terre car le vapeur nous quitte demain pour aller s'assurer s'il est possible de passer les rapides de Zinga avant BANGUI. Si les eaux sont basses, le "Brazza" nous laisse ici et nous achèverons la route en pirogue.


27 Juin. -  A 11h  le "Brazza" s'en va. Nous attendons son retour ici. MAGOUMBA est le siège d'une importante factorerie de la Société française de la LOBAÏ, du nom d'une petite rivière qui coule dans l'Oubanghi rive dr.. Je passe ici une bonne journée; les 3 Européens  qui sont ici nous font un accueil charmant et nous cèdent des abris. Nous dînons bien après un apéritif offert (pernod). Dieu ! qu'on le trouve bon. Celà devient si rare et si cher !
J'installe mon petit lit Picot sous une vérandah et je passe une bonne nuit.


28 Juin. -  La Société fait aujourd'hui une vente extraordinaire: les Tirailleurs ont touché leur solde et font la queue à la factorerie. Ce qui les embête, c'est qu'il n'y a pas de "saboun" (savon). Il est 9h, notre vapeur, n'est pas de retour. Je quitte mon journal pour aller à ma popotte. A 2h le "Brazza" arrive. Il a tenté en vain le passage des rapides. Il nous faudra donc rejoindre BANGUI en pirogue. Un courrier est expédié immédiatement à Bangui, porté par des noirs  demandant l'envoi de pirogues pour nous transporter.
Un tirailleur meurt à MAGOUMBA. Il est inhumé le lendemain; les honneurs militaire lui sont rendus. Nous quittons Magoumba le soir à 4h. Le "Brazza" nous conduit à ZINGA; nous passons devant LOBAÏ au confluent de la rivière du même nom avec l'Oubanghi. Arrêt à Zinga le même jour; c'est le point terminus de notre voyage sur le "de Brazza"; le vapeur ne pouvant passer les rapides jusqu'à ce que les eaux soient montées, ce qui peut demander encore une dizaine de jours. Nous attendons ici les pirogues demandées à Bangui  ZINGA est l'ancien siège de la factorerie Sté Fse de la Lobaï, aujourd'hui abandonnée. Il reste quelques cases que nous occupons

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Juin. - Nous profitions de notre séjour ici pour arranger la tombe -si on peut appeler ainsi un amas de terre limité par 2 branches d'arbres et que recouvre complètement de la brousse - du sergent-major MARSOLLIER , inhumé ici en avril dernier par la Cie qui est montée avant nous. La tombe est au pied d'un arbre sur lequel a été clouée une plaque de zinc (... d'une caisse de sel) et sur laquelle plaque on a écrit le nom du sergent-major et la date de son décès au moyen de petits trous faits avec une pointe !! La croix, s'il y en a eu une, n'existe plus. Il est dur de se défendre d'un certain trouble à la vue de ce carré de terre qui recouvre un soldat français seul à jamais dans cette brousse où passent rarement quelques Européens !..


Juin. - Les pirogues attendues arrivent dans la journée à 2h 1/2. Il y en a 13, très longues,  mais étroites, et 3 boat, montés par des pagayeurs qui arrivent en chantant ou en gueulant. Demain, nous partirons de Zinga.


1er Juillet . -  Départ de Zinga à 8h . Je monte une pirogue avec CORNUT et 3 tirailleurs,  et nos bagages. 8 pagayeurs nous conduisent. Les uns à l'arrière,  assis sur les rebords  munis de courtes pagayes; les autres devant, munis de longues perches de 3 ou 4 m de long appelées "taombos". Ceux-ci se tiennent debout et font marcher la pirogue en piquant leurs perches au fond de l'eau. En route  ma pirogue  plus légère tient la tête suivie de 10 autres pirogues et 3 boats portant officiers, sous-officiers et Tirailleurs de la Cie. Moins d'une heure après, passage d'un petit rapide. Une pirogue avec 10 Tirailleurs  chavire; pas de noyés; il n'y a pas beaucoup d'eau et le courant n'est pas très fort. Je prends mon repas froid à bord. "A bord" est ici un terme impropre. Figurez-vous CORNUT et moi assis en tailleur sur notre natte, au fond de la pirogue, et touchant des coudes les 2 côtés de notre frêle esquiff; ainsi placés,  il nous faut passer la journée . .. A 5h 1/2 , toute la "flotille" s'arrête, c'est à dire que les unes après les autres  les pirogues arrivent et nous campons sur un banc de sable. Vivement cuisine, dîner sur un couvre-pieds car le temps menace. Il ne tombe rien heureusement cette nuit-là sans quoi quelle saucée !!! car les services administratifs de Brazzaville n'ont pas cru devoir nous allouer une tente-abri ! Et nous allons traverser le Congo et le Chari en pleine saison des pluies ....Qu'importe à M.M. les Commissaires Coloniaux du moment qu'ils ont eux , leurs aises... et quant au Ministre des Douanes - à Paris. Leur E.-M. ne se soucient nullement des soldats qui partent aux Colies lointaines!


2 Juillet. -  Départ de notre banc nocturne à 6h. Arrêt au village de MOKERO, coucher le soir à BOGASSA. Tornade cette nuit , nous avons un abri relatif.


3 juillet. -  Départ à 6h 1/2. Quelle chaleur dans cette pirogue au milieu de ce fleuve. Nous sommes bien abrités un peu par un amas de branches posées sur des supports en bois reliant les 2 côtés de la pirogue "le Schinbek" et formant une petite cage mais ce soleil africain pénètrerait le diable, je crois.
Arrivée à Bangui vers trois heures. Le chef CHAUCHOY  de l'Escadron des spahis nous reçoit; il est à Bangui depuis quelques jours en attendant le vapeur pour rentrer en France. Il est reçu à l'Ecole de Saumur, pour la campagne au Tchad.
Grosse nouvelle que nous donne CHAUCHOY. Le BORNOU où l'Escadron avait évolué, guerroyé, pris RABAH et pacifié depuis sa formation  a été abandonné par nos troupes il y a deux mois.
Il a fallu se retirer devant les Allemands qui sont venus occuper le territoire qui leur revenait. Tout s'est bien passé parait-il, mais il reste vrai que nous avons encore une fois travaillé pour le "roi de Prusse". Nous sommes bien reçus à Bangui et nous dînons en compagnie d'un Inspecteur de milice, M. MONNIER, de M. BOBICHON , frère de l'administrateur (mission MARCHAND), du chef des spahis CHAUCHOY, d'un adjudant et d'un sergent. Chaude soirée; nous faisons la fête, ces messieurs rentrent en France .

4 juillet. -  Je touche 5 jours de vivres pour CORNUT et moi; ici je constate avec regret que la ration des Européens ne comprend plus de riz. L'adjudant d'Infanterie de marine chargé du transit du Tchad, me colle 5k de farine. N'étant pas encore élevé aux fonctions utiles de boulanger, je me fais vite faire 3 jours de pain et je cède ma farine contre 2 jours de biscuit.
Nous partons seuls, cette fois  sur une pirogue beaucoup plus large; une autre nous suit portant nos bagages. La Cie de Tirailleurs ne quittera Bangui que demain. Banghi est le point de ravitaillement des troupes montant au Tchad. Il y a ici de nombreuses cases faites par les Européens, un administrateur, son adjoint, l'adjudant et une factorerie hollandaise. Plus loin et merveilleusement installée, toujours une mission de pères catholiques. Le pays est situé sur une hauteur déboisée, rive droite de l'Oubanghi, pas sain, parait-il. En effet, en certains endroits, des vapeurs méphitiques s'y dégagent. Un poste de milice y est aussi, mais celle-ci est désorganisée, comme toute la milice du Congo d'ailleurs, celà, par raison d'économie.
Nous ne quittons Bangui que dans l'après-midi. Nos pirogues sont conduites par des "Banzirys", pagayeurs renommés, tribu originaire du bassin de l'Oubangui est aussi anthropophage. Je suis chargé d'un convoi de 35 caisses de riz pour Fort-de-POSSEL. A six heures nous nous arrêtons et couchons dans le poste de MOBATA

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5 Juillet. -  Départ à 6 heures. Nous passons un moment au village de BANGASSOVA. Là, je reçois un cadeau du chef (un maigre poulet). Je lui fait moi-même un cadeau (quelques perles rouges) ... En route ! pavillon au vent, car nous avons à notre pirogue un petit drapeau qui flotte fièrement. - Ce sont des blancs qui passent ! .. jeunes et heureux de marcher vers l'inconnu !
A BOBO, autre village; j'achète deux poignées de tabac, sorte de feuilles sèches; il ne vaut pas le "batéké" (bon tabac des rives du Congo, du pays Batéké). (Où est donc notre "caporal") Arrêt sur un immense banc de sable. Nous descendons de pirogue, laissant celles-ci longer le banc. Les oiseaux, jolis échassiers et petits oiseaux, sont légion sur ce banc. Nous en tuons 3. Le banc de sable parcouru, nous regagnons notre pirogue , non sans entrer dans l'eau jusqu'à mi-jambes. Nous arrivons ensuite aux fameux rapides, dits de "l'éléphant". Le 1er étant reconnu dangereux et sur les conseils de nos pagayeurs, nous descendons sur les cailloux. Bien nous en prit; la 1ère pirogue passe; arrive la 2ème, la nôtre, qui ne peut surmonter les difficultés et chavire !... Les pagayeurs adroits évitent la noyade, redressent leur pirogue, sauvent en bagages ceux qui étaient restés pris entre les énormes blocs de pierres, luttent de nouveau, mais n'arrivent pas à franchir le passage. Nous restons là pendant plus d'une heure et demie. Enfin, après des efforts inouïs, la pirogue passe et se trouve sur les eaux tranquilles. L'équipe nous rappelle; nous embarquons, notre pirogue a perdu dans le chavirage la cage en branchages qui nous abritait. Je constate que 3 caisses de riz ont disparu dans le fleuve , divers objets de notre popotte, une partie de nos vivres, etc ... ont pris le même chemin. Heureusement que le gibier ne manque pas sur les bancs de sable; nous chasserons pour nous nourrir, mais notre pain et biscuits ont disparu.
là ne s'arrêtent pas pourtant les incidents de la journée: Les rapides de l'éléphant sont au nombre de onze entre BOBO et KAYA. Nous n'avions pas fait 100 mètres que nous retombons dans un nouveau rapide: d'énormes blocs de rochers barraient la rivière d'une rive à l'autre et l'eau  conduite par un courant extraordinaire  venait déferler sur ces pierres avec fracas . .. On essaie de passer, mais la pirogue n'avance pas, le courant est trop fort. Les pagayeurs fatigués crient: "Kaï, kaï," c'est le cri de stimulation pour les pagayeurs (vite , vite) ? Malgré leurs efforts et l'adresse des manieurs des "boambôs" qui piquent sur les énormes pierres, la pirogue n'avance pas davantage. Un danger nous menace tous: la pirogue tourne et se place en travers; l'eau entre; la pirogue s'emplit et glisse; elle fait demi-tour, les pagayeurs sont impuissants pour l'arrêter. C'est là où l'instant devient critique et je ne me cache pas d'une vive émotion. Mon ami CORNUT pousse un "Ca y est" désespéré; je me retourne, ne bougeant que la tête, car tout mouvement brusque aurait détruit l'équilibre de notre pirogue désemparée et nous aurions fatalement chaviré. C'est ce qu'allait faire CORNUT. A cette exclamation "Ca y est", je vis mon ami perché sur les caisses  de riz. " Ne bouge pas et n'aie pas peur" lui dis-je. Heureusement qu'il m'écouta; s'il sautait à l'eau , nous chavirions sûrement. C'était bien l'idée qu'il avait eue et mes paroles l'ont rassuré. CORNUT me l'a avoué ensuite. D'ailleurs, nageur ou non, il était impossible de lutter avec un courant pareil; l'eau roule, impétueuse, se brise sur les cailloux et des trous énormes sont le tombeau des noyés. Beaucoup de blancs, déjà, des noirs et aussi des tonnes de marchandises sont enfouies dans les profondeurs fluviales. Nous autres, nous ne devions pas y rester. Nous nous sommes tirés de ce mauvais pas, je ne sais pas trop comment, mais grâce certainement à l'habileté et à l'audace des pagayeurs qui dans un vigoureux effort  ont dégagé leur pirogue et  ont pu la reporter en avant. Lentement, lentement  nous avancions et je regardais avec une satisfaction qui me soulageait s'éloigner l'endroit dangereux. Dans la pirogue, le milicien qui nous accompagnait continuait, au moyen de ma cuvette, à vider l'eau qui avait embarqué. J'en avais jusqu'aux mollets et  me tenant des deux mains à chaque côté de la pirogue, je prenais mon bain sans m'en douter, bien décidé, si nous avions chaviré , à me cramponner à la pirogue qui a des chances de revenir sur l'eau. Bref, pour cette fois  je n'ai pas eu à faire l'acrobate, je n'y tenais pas d'ailleurs. Le passage des rapides, dont l'aspect différent avec les saisons (basses ou hautes eaux) ne présente pas des dificultés insurmontables; avec de l'énergie et de courageux et solides pagayeurs, on les franchit . Mais il faut surtout ne pas s'affoler et laisser faire les noirs, ils s'en tirent 99 fois sur 100 . Ce soir-là  nous rentrâmes tard au gîte; il était nuit noire que, en silence, nos pagayeurs remontèrent cette partie de l'Oubanghi pour nous amener au village de KAYA à 8h 20. Au lieu du repos bien gagné , j'ai dû passer la nuit assis auprès d'un feu, mes couvertures étant trempées, et de plus j'ai dû veiller, car il y avait eu un "palabré" (dispute) à notre arrivée dans Kaya . Nos pagayeurs arrivant tard, avaient chipé dans les cases des noirs qui dormaient, le bois de leur feux allumés. Aussitôt  bagarre,  les 2 miliciens prennent leur 74 et ma foi, avec ces gars-là, le coup de feu est vite fait . . Occupé à me changer et entendant les vociférations, je rappelle les miliciens, je leur donne l'ordre de rassembler leurs équipes de pagayeurs et je dis à l'un d'eux de me faire venir le "monkondji" en chef. Celui-ci se cacha et ne vint pas. Je m'en tins là, attendant à demain pour punir mon bonhomme. Ces sales malandrins commençaient déjà à télégraphier au moyen de leurs cris perçants qui traversent la brousse,  je suppose qu'ils annonçaient notre arrivée aux villages voisins. Pour éviter une reprise de palabré dans la nuit ou quelque bêtise, je fais laisser des feux allumés;  les 2 miliciens couchés avec leurs fusils et je veille avec eux .. J'ai mal dormi, mais je suis sec. Le feu a brûlé toute la nuit. Personne n'a bougé.


Juillet. - Au matin, j'oblige le chef à venir me trouver et je l'admoneste sévèrement sur sa conduite de la veille. Il a le culot de me dire qu'il n'était pas là: menteur, voleur et lâche, voilà bien le noir, ces riverains-là principalement. Je puis bien noter en passant leur état repoussant de saleté; la plupart par là sont difformes  les enfants sales et d'une maigreur cadavérique font pitié à voir. Les cases basses, sales  sont un vrai nid d'ordure. La fumée des feux que les noirs tiennent allumés toute la nuit et tout le jour remplit la case et la noircit affreusement. Autour des cases, ordures et brousses ne sont même pas écartées. Ces gens-là sont misérables par leur faute, ils sont fainéants au plus haut degré et ne cultivent rien. Ils se contentent du maïs qu'ils font griller et c'est tout ce qu'ils possèdent. Heureusement qu'il n'en n'est pas ainsi chez tous les noirs du Congo ! ceux dont je parle ci-dessus sont les "Bakas".

Juillet. - Nous ne quittons Kaya qu'à 7h 1/2 ce matin, car j'ai fait refaire la cage "le schinbok" de notre pirogue, détruite hier. Nous passons à SAMBAKOUMBA, poste avec garde, pavillon sénégalais . . CORNUT tire quelques coups de fusil sur des canards qui se balancent sur les branches tombantes des arbres de la rive. Il en tue 2. Nouveaux bancs de sable avant d'arriver à Ouada. Nous le parcourons à pied. Encore des multitudes d'oiseaux. Je regrette de ne pas avoir apporté un fusil de chasse. Je n'ai d'ailleurs aucune arme. Les services administratifs n'ont pas prévu celà non plus. En somme, parti de Brazzaville le 30 Mai jusqu'à mon arrivée à Fort Lamy en Août peut-être, je naviguerai, je marcherai sans un fusil. Que j'aie affaire à un hippopotame, nombreux dans le fleuve, ou à des noirs hostiles, je me débrouillerai avec ma canne !... Le chef CHAUCHOY  rencontré à Bangui, m'a laissé sa carabine 90 mais sans aucune cartouche. Je vais tâcher de m'en procurer à Fort de Possel  où j'arriverai le 8. Nous sommes reçus fort bien à Ouada par le directeur de la Société Bretonne (factorerie) et un des employés. Nous mangeons à leur table et avons pour passer la nuit une jolie case.
Bien reposés, nous quittons Ouada et nos aimables hôtes. (Leur table m'a fait gagner des vivres pour un jour, c'est à dire que nous n'avons pas touché aux oiseaux tués par CORNUT, et que nous quittons Ouada avec un pain long.)  Ayant mal dormi à Kaya, je donne l'ordre de "lever l'ancre" à 8h seulement. Mon escadre:! 2 pirogues, pavillon au vent, ou plutôt au chaud, car il ne fait que soleil, se met en route.
A 3h, nous mettons le pied à la KEMO appellé aussi Fort de POSSEL (à la mémoire du Maréchal de Logis de POSSEL, mort à la colonie (tué à l'ennemi) à Togbas). C'est ici que finit notre navigation sur l'Oubanghi. Ce n'est pas trop tôt !!!
De BRAZZAVILLE à BANGUI (1400 km) la navigation en vapeur n'offre certes aucun, ou peu de danger, mais elle n'a rien de ravissant. Au bout de quelques jours, l'oeil se fatigue de ne voir toujours à droite et à gauche que 2 rives boisées, végétation folle, presque impénétrable, où  le soir venu, quand il faut installer le campement, il faut se servir de la hache et du coupe-coupe pour déblayer un carré. Le seul côté intéressant est la rencontre des différents postes et factories où on a le plaisir de serrer la main à ses compatriotes, qui nous narrent leurs aventures souvent passionnantes. Une autre figure intéressante également, c'est la rencontre de caïmans et d'hippopotames, mais toujours un peu loin des yeux, ce qui est embêtant, car je suis très curieux ! Néammoins  j'en ai vu de beaux sur des bancs de sable. Je suis arrivé à Banghi sans voir un éléphant, et ils sont pourtant nombreux à en juger par le nombre de défenses d'ivoire que tous les Européens possèdent; (mais il est vrai de dire que pour envoyer cet ivoire à la côte, il faut emprunter le ch. de fer Belge, à qui il faut payer1f pour 1kg/ de marchandises, pas moins de 1000f;  plusieurs chassent l'éléphant et d'autres les font chasser par des noirs très adroits. La chasse de l'éléphant n'offre d'ailleurs pas beaucoup de danger, la femelle seule charge si elle est blessée. N'ayant pu aller à l'intérieur de la forêt  pendant mes 30 jours de navigation sur le Congo et sur l'Oubanghi, je n'ai pas rencontré d'éléphant. Après Bangui la nature du sol change un peu. Moins de bois sur les rives et une chaîne de hauteurs nues ou boisées suit la rive belge (rive gauche). C'est plus agréable à l'oeil. De Bangui à Fort de Possel  la navigation, faite en pirogue, est peu sûre, à en juger par nos aventures dans la journée du 6, surtout au moment des moyennes eaux et à cause des cailloux et rochers qui vont d'une rive à l'autre et qui sont bien souvent insoupçonnés, invisibles. L'Oubanghi reçoit encore rive droite 2 affluents: l'OMBELLA et la KEMO, jusqu'à Fort de Possel.
Fort de Possel est un assez grand poste, bien situé, au confluent de la Kémo et de l'Oubanghi. Le chef de poste est M. LALANDE (commis aux affaires indigènes). Je lui remets notre ordre de route et nous prenons possession d'une case propre. Nous ne pourrons quitter Fort de Possel demain, les porteurs dont nous aurons besoin pour nos étapes à pied n'étant pas ici.

Juillet. -  J'ai dormi un peu plus longtemps ce matin,ayant cette journée libre. M. LALANDE est excessivement gentil et nous garde à sa table. Ce n'est jamais de refus dans ces pays lointains, d'autant plus que  comme chef de poste, il est largement pourvu de vivres. Ce matin même  plusieurs chefs de villages voisins sont venus le saluer et lui ont apporté cabris et poulets.
Comme fort, il ne faut pas chercher les batteries. Les artilleurs que l'on croirait trouver ici sont .. une dizaine de miliciens ? Des fusils, mais pas de canons ! Mais les villages voisins sont soumis, sauf entre eux: ainsi, les SABANGAS et les TOBGOS veulent à tout prix se faire la guerre, leurs chefs l'ont dit au chef de poste.Un point inquiétant, c'est que Fort de Possel est situé entre les 2 tribus, assez éloignées l'une de l'autre. Ils veulent se brûler leurs plantations réciproquement, car il est à signaler ici chez cette race qu'ils cultivent passablement manioc, caoutchouc, qui avec la gomme-copal, le coton,les fruits équatoriaux  constituent les divers produits des bassins du Congo et de l'Oubanghi.  A quelques kilomètres du poste, se trouve une grande mission de pères. Ils ont, parait-il, des plantations admirables. Les Tobgos sont leurs voisins.
Je vois ici des noirs presque nus, les femmes surtout ne portent plus le pagne, celles qui ne peuvent avoir des étoffes ont autour de la taille une simple liane retenant une étroite feuille de bananier ou d'autre arbre, passant devant et derrière, aux endroits voulus. Plusieurs mêmes sont jolies relativement et ont une poitrine avec des seins superbes, / ce sont les jeunes!.. . Mais, grâce pour ces détails, car je dois noter ici un vrai désastre arrivé à la Cie REYMOND (la Cie des Tirailleurs avec laquelle nous marchons depuiss DAKAR).
Partie de Banghi le lendemain de notre départ - heureusement pour CORNUT et moi et malheureusement pour elle - la Cie  avec ses 10 pirogues et 3 boats, avait passé les rapides de l'éléphant (où nous avions failli couler) sans encombre. Arrivée devant Fort de Possel où elle venait coucher, une tornade sèche avec vent furieux se lève brusquement, rendant immédiatement le fleuve plus démonté qu'une mer en furie. Les pirogues  trop légères pour résister aux vagues  essaient en vain d'atteindre la rive française, et dans le cours passage du milieu du fleuve où se trouvaient à ce moment les embarcations, jusqu'à la rive, plusieurs pirogues chavirèrent:  Européens, tirailleurs, bagages coulent. C'est un vrai sinistre. Un sergent  qui avait pu atterrir avec sa pirogue était venu quelques minutes avant demander du secours au poste. Une équipe de pagayeurs part immédiatement . Nous nous portons sur la rive. Hélas !le sauvetage est difficile. Bientôt  nous voyons arriver profondément atterrés et arrivant par la berge: le Capitaine REYMOND, le Lieutenant COURRIER, le sergent-major et un sergent. Ils nous confirment le malheur: 2 sous-officiers blancs et ils ne savent pas encore combien de tirailleurs sont noyés. Nous sommes tous consternés ! Mourir ainsi brutalement à 2 pas d'un poste, sur un fleuve, quand les yeux voient la rive, c'est par trop cruel ! On envoie de nouvelles pirogues. Dans la soirée  elles rentrent  rapportant des caisses, fusils etc..etc .. mais pas de noyés sauvés. Ces infortunés ont coulé et  parmi eux  les 2 sergents MUREZ et DUFFRESNE avec qui nous vivions depuis 2 mois .
A 9h le soir, le clairon sonne l'appel (ils étaient deux, l'autre s'est noyé). Combien cette sonnerie est lugubre aujourd'hui ! "Comptez vos hommes, comptez les biens"  sonne le clairon  Hélas ! oui, ils sont bien comptés et ce soir  et ce soir  manquent à l'appel 2 sergents blancs, 24 tirailleurs, 3 femmes, 1 enfant.  30 victimes dans ce terrible moment, et comme pour se moquer, l'Oubanghi est maintenant redevenu tranquille. On compte aussi les manquants après une bataille et souvent  il n'y a pas 30 tués, Et puis  y en aurait-il davantage, et serait-on du nombre, qu'est-ce que ça peut donc fiche, quand on meurt pour son pays? Mais venir aussi loin pour se noyer. Ah non ! c'est trop dur. Malheureux, va !!


.. Juillet. -  J'ai mal dormi et je saute en bas de mon lit de camping bonne heure. J'ai hâte d'avoir des nouvelles. La matinée s'est passée en recherches; 3  corps ont été retrouvés;  2 hommes et 1 femme. Ils sont bien morts, rien à faire. A 5h 1/2  nous les conduisons au pied d'un bouquet d'arbres (Là sera le cimetière du poste, il n'y en n'a pas encore). Les honneurs leur sont rendus par leurs camarades. Tous les blancs assistent aux obsèques.
Détail: Les Sénégalais mettent leurs cadavres en terre de la façon suivante: Hommes - tête regardant le soleil levant - Femmes tête regardant le soleil couchant -...


.. Juillet. -  Pas de porteurs arrivés. Nous restons à Fort de Possel. Encore une nuit interrompue et par qui/... par des fourmis ! oui, de grosses fourmis (magnan) sont entrées dans notre case, sortant de terre et suivant une ligne qu'elles comblaient par milliers. De vrais régiments de fourmis en marche. Et ma foi, il nous a fallu céder notre case à ces guerrières. Oh! les sales bêtes ! CORNUT le premier m'a éveillé; il allume le photophore; je l'entendais se gratter furieusement; Il avait les jambes pleines de fourmis, son lit en était couvert. Je sors de ma moustiquaire;  je n'ai pas plutôt mis les pieds par terre que j'en ai les jambes couvertes aussi. Et elles piquent; non, elles mordent. Je me déshabille, sors de la case et  remuant comme un enragé, je m'en débarasse à peu près.
J'appelle les "boys"; ils allument des poignées de paille et fichent le feu sur toutes ces lignes de fourmis, car à ce moment  elles s'étaient dispersées dans la case. Le sol en était noir. Je ris encore de voir danser nos "boys", tant ils ont les pieds mordus. Ma foi ! force nous fut de déserter la case pour le restant de la nuit. Nous allâmes coucher au bureau de M. LALANDE. Je me suis bien gratté pendant deux heures avant de pouvoir m'endormir; il me semblait toujours que j'en avais encore une sur le dos. Non, mais sérieusement, on dirait que tous ces sales insectes se sont donné rendez-vous sur cette terre d'Afrique pour y dévorer les blancs, de concert avec les noirs. Vous ne pouvez pas ouvrir une cantine sans que cafards, mites, fourmis,  sortent de là comme si elles étaient chez elles. Couchez vous dans la brousse, vous avez affaire aux insolents moustiques, faites un trou pour planter votre tente, c'est le noir scorpion qui sort vous conseiller d'aller voir plus loin etc .. etc ... Pour mon compte, j'aimerai mieux avoir affaire aux énormes 4 pattes de la brousse qu'à cette sale graine là. On peut au moins se servir de son fusil contre des fauves.
A 2h aujourd'hui ,2 pirogues ramènent au poste 6 autres tirailleurs noyés. Nous voudrions bien voir arriver nos deux camarades. Le Capitaine fait inhumer le plus vite possible ces malheureux. Ils sont absolument méconnaissables et hideux à voir; leur corps dégage également une odeur nauséabonde. Leur identité est reconnue au moyen du N° Mle de leurs effets. Certains ont encore leur ceinturon, sabre, baïonnette. Nous reprenons encore deux fois le chemin du cimetière où depuis ce matin les  tirailleurs creusent des trous. Couverts de branchages et enveloppés d'une étoffe blanche, ces soldats sont ensevelis. En voilà 9 en terre pour aujourd'hui. Toujours pas de porteurs, forcés de demeurer au poste. J'ai hâte pourtant de quitter cet endroit lugubre .


.. Juillet. -  Je quitte à pied avec 16 porteurs le Fort de Possel à 1h 1/2 après déjeuner. Nous prenons la route du Tchad vers le Nord et   ns entrons dans le bassin du Chari. J'emmène avec moi un "boy", jeune Yakoma qui veut bien partir.
Jolie promenade dans la brousse, en fait de chemin, ça peut prendre le nom de sentier, caché sous des herbes hautes de 1m50 à 2m dont certaines nous griffent les mains.
Faut voir ça. Je crois que le bicycliste qui ira de Fort de Possel à Botinga n'est pas encore né !
Nous passons plusieurs petits marigots, bains de pied; mais le soleil est si ardent que l'on est aussitôt sec. Il fait très chaud; aussi  nous sommes nous fait porter en "tipoye". On n'est pas trop mal dans ce genre de hamac; il n'y a qu'un ennui  c'est d'être collé à terre par les porteurs qui glissent assez souvent. Coucher au poste de BOTINGA (gîte). Nous n'avons fait aujourd'hui que 20 km. J'en ai assez tout de même le soir pour un fantassin d'aujourd'hui.


14 Juillet . Quelle fête nationale nous avons passé! J'aurais bien fait défiler quelque miliciens le matin! mais nous étions en route depuis 6 heures . J'ai vu défiler mes porteurs; ces rosses là interrompaient le défilé en collant une cantine par terre  Nous avons fait un repas froid, suivi de café chaud, dans la brousse, sous de grands arbres. Nous étions si bien que notre pensée a volé vers la France en fête, vers la nation qui acclamait à cette heure tous nos régiments. Alors, ma foi ! nous avons pris une large rasade dans la ration de vin et CORNUT et moi, nous avons bu en choquant nos quarts. "A la France ! A la République ! A l'armée !".
Nous sommes arrivés au poste de M. Brou à 1h 1/2; nous avons fait aujourd'hui 28 km. Poste bien tenu que celui-là, le caporal indigène, garde pavillon , nous a fourni: poule, oeufs, tomates, haricots et quelle noce ! car je suis gourmand: 1 litre de miel. Toutes ces bonnes choses pour une vingtaine de cuillères de petites perles. Allons, ça sent le Chari, ça sent bon.

Nous avons quitté ce Congo où on ne trouve rien à manger. Nous nous sommes offerts un "gueuleton" ce soir, en l'honneur du 14 juillet, bien au-dessus de ce qu'une cantinière aurait pu nous servir.  Et c'est CORNUT qui a cuisiné. Aussi ai-je permis  en ma qualité de chef de popotte  une allocation extraordinaire de vin. Nous avons bu ce soir au succès de la future conquête du Ouadaï . Nous en serons. Par exemple, demain 15, il nous faudra diminuer la ration de vin,   car  j'ai touché  à Fort de  Possel 4 jours de  vin,  soit 4 fois 0l-46cl